Boucher on Péraud (2012)
Le livre d’Alexandre Péraud, Le Crédit dans la poétique balzacienne, est une référence incontournable pour quiconque s’intéresse à la manière dont l’œuvre balzacienne incorpore la complexité de la question du crédit dans sa représentation de la société postrévolutionnaire. Péraud part de l’hypothèse pertinente selon laquelle La Comédie humaine se déroule “au cœur d’une période de transition où cohabitent deux conceptions opposées de la monnaie: d’un côté, l’outil moderne qui libère et coupe le lien entre les échangistes; de l’autre, le truchement traditionnel par l’intermédiaire duquel se construit et se réaffirme le lien mutuel” (17). Le développement économique des villes, l’irréversible normalisation de divers procédés fiduciaires, sans parler de l’effritement des croyances et du goût de la jouissance temporelle, favorisent “une sorte de banalisation du crédit” (21) qui finit par engendrer des pratiques originales qui transforment les activités économiques en des réalités plus diffuses mais aussi, paradoxalement, de plus en plus virtuelles. En devenant abstrait, c’est-à-dire en prenant la forme de lettre de change, de coupon, de bon, de billet, etc., le crédit devient une forme inédite de spéculation qui se développe comme un usage courant, ce qui a pour principale conséquence la propagation accrue de cette pratique dans les diverses strates de l’activité humaine allant même parfois à “fournir aux individus un succédané de lien social” (44).
Péraud, Alexandre. Le Crédit dans la poétique balzacienne. Paris: Classiques Garnier, 2012. Collection Études romantiques et dix-neuviémistes. Pp. 401. ISBN: 2812405163
François-Emmanuël Boucher, Collège militaire royal du Canada
Le livre d’Alexandre Péraud, Le Crédit dans la poétique balzacienne, est une référence incontournable pour quiconque s’intéresse à la manière dont l’œuvre balzacienne incorpore la complexité de la question du crédit dans sa représentation de la société postrévolutionnaire. Péraud part de l’hypothèse pertinente selon laquelle La Comédie humaine se déroule “au cœur d’une période de transition où cohabitent deux conceptions opposées de la monnaie: d’un côté, l’outil moderne qui libère et coupe le lien entre les échangistes; de l’autre, le truchement traditionnel par l’intermédiaire duquel se construit et se réaffirme le lien mutuel” (17). Le développement économique des villes, l’irréversible normalisation de divers procédés fiduciaires, sans parler de l’effritement des croyances et du goût de la jouissance temporelle, favorisent “une sorte de banalisation du crédit” (21) qui finit par engendrer des pratiques originales qui transforment les activités économiques en des réalités plus diffuses mais aussi, paradoxalement, de plus en plus virtuelles. En devenant abstrait, c’est-à-dire en prenant la forme de lettre de change, de coupon, de bon, de billet, etc., le crédit devient une forme inédite de spéculation qui se développe comme un usage courant, ce qui a pour principale conséquence la propagation accrue de cette pratique dans les diverses strates de l’activité humaine allant même parfois à “fournir aux individus un succédané de lien social” (44).
En intégrant l’usage répandu du crédit au sein des interactions sociales les plus communes dans le but de rendre compte autant de la spéculation exercée par l’État français que de la pratique de l’usure par un mari, une maîtresse, ou d’un amant despotique ou avare, Balzac met en scène de multiples relations face au pouvoir monétaire qui s’incarnent par autant de récits divers. Ces relations se traduisent par une opposition souvent marquée entre la logique du don et celle de l’intérêt qui en vient à distinguer les personnages et à former des groupes, des classes et des clans qui se définissent par la nature de leurs conflits et de leurs incompréhensions mutuelles. La comédie balzacienne naît ainsi de cette conception toujours plurielle de la nature du crédit à chaque jour de plus en plus tentaculaire. Coexistant dans un même espace géographique et temporel, quoiqu’en tout point antinomique, la logique du don et celle de l’intérêt devient un générateur de récit qui a une telle importance qu’elle structure l’organisation de plusieurs romans balzaciens au point de laisser apparaître “de nouvelles sociabilités fiduciaires” (51). Relevant du passé et, par là, en décalage vis-à-vis la mentalité utilitariste dominante, le don finit par devenir impraticable à l’extérieur d’une logique pécuniaire tant le “sujet intériorise la norme fiduciaire et se laisse gagner par un nouvel imaginaire de la dette” (78). Dans La Comédie humaine, le don en vient à se pratiquer par le biais de la spéculation à l’exemple de l’intérêt qui, lui, revêt le langage du cœur. C’est pourquoi Péraud avance que c’est le crédit qui conduit Balzac à s’intéresser à l’argent et non l’inverse comme on a trop l’habitude de le dire: “L’argent est introduit dans le roman balzacien parce qu’il devient le support universel des phénomènes de créances, de fiducie: aussi est-il désormais impossible de parler de dette sans que ce mot n’acquière de résonance financière” (70). Ce que l’auteur nomme “l’inquiétante hégémonie du crédit” (71) s’apparenterait dès lors à un “nouveau contrat social” (71) dans lequel le crédit jouerait le rôle jadis alloué à la confiance mais sous “une forme dégradée” (71).
Du haut jusqu’en bas de l’échelle sociale, le crédit pénètre ainsi “la sphère privée et morale, impose son régime contractuel à toutes les formes d’organisation humaine, du couple jusqu’à la société globale, en passant par la cellule familiale” (357). Se développe alors une poétique du récit dont l’analyse détaillée de La Peau de Chagrin qui constitue l’un des chapitres les plus importants du livre, souligne l’intrication sémiotique entre la loi du crédit et la loi du récit (207). Comme l’écrit Péraud, le crédit devient omniprésent: son “extraordinaire plasticité explique qu’il se prête à des usages extrêmement variés” (358). Il n’est plus l’apanage du banquier mais de tout un chacun dans une société où le prestige se mesure désormais à cette étrange capacité à cumuler du crédit et à s’endetter grâce à des pratiques fiduciaires abstraites et virtuelles. En se répandant, son usage se démocratise aussi et se plie autant aux besoins du grand argentier, de la jolie cocotte que du petit bourgeois économe. L’unité de La Comédie humaine, si elle existe, serait à chercher de ce côté: les milieux, les personnages, les mœurs et les diverses mentalités se souderaient les uns aux autres grâce à cette normalisation du crédit, perçu comme le nouveau “fondement anthropologique et discursif de l’échange humain” (369). Certes, la visée et l’intention des personnages s’opposent et produisent toujours des tensions insurmontables mais “ils se rencontrent autour du même objet car ils en ont tous besoin” (358). Le crédit, “c’est donc l’argent prométhéen” (358). Un livre intelligent autrement dit qui mérite l’attention autant des spécialistes de Balzac que de quiconque s’intéresse aux échanges économiques du début du XIXe siècle.