Ghillebaert on Krakovitch (2016)
Krakovitch, Odile. La Censure théâtrale (1835–1849). Édition des procès-verbaux. Littérature et censure. Classiques Garnier, 2016, pp. 801, ISBN 978-2-8124-5104-1
L’ouvrage d’Odile Krakovitch présente l’histoire de la censure théâtrale pour l’ensemble du XIXe siècle sous la monarchie de Juillet, le Second Empire et la Troisième République. À la suite de cette introduction, l’auteure reproduit une édition de 555 procès-verbaux de censure, établis entre 1835 et 1848 et versés aux Archives nationales de Paris après la suppression de la commission de censure en 1906. Cette édition des procès-verbaux classés et conservés dans les sous-séries F18 F21 de la police F des Archives nationales est suivie d’un bilan de la censure sous la monarchie de Juillet et le Second Empire, qui fait état d’une liste de 185 pièces interdites classées par théâtres et recensées par le conseil d’État en 1849, puis d’une liste de pièces interdites de 1850 à 1866 avec leurs noms d’auteur et recensées par le Bureau des théâtres. On trouvera aussi des extraits de l’Enquête sur la censure théâtrale préventive, menée par le Conseil d’État chargé de préparer une loi sur les théâtres en 1849. Une enquête de 1891 sur le rôle de la censure, agrémentée des comptes rendus des séances du 21 septembre au 1er octobre 1849 tenues par la Commission du Conseil d’État, complète ce volume.
L’introduction à l’ouvrage—reprise en grande partie de l’inventaire de l’auteure sur la Censure des répertoires des grands théâtres parisiens (1835–1906) (Archives nationales de Paris, 2003) et de son livre Hugo censuré. La liberté du théâtre au XIXe siècle (1985)—montre l’importance du fonds de la censure théâtrale sur l’histoire des mentalités par la mise en évidence des préoccupations majeures du gouvernement et celles du public parisien du XIXe siècle, pour lequel le théâtre fut une distraction essentielle. C’est donc une excellente source d’informations pour des sujets de recherche sur l’histoire sociale, économique et politique de Paris.
Krakovitch rappelle que la censure est une immense machine à surveiller la pensée qui s’étend de la capitale à la province, lisant, coupant, interdisant sans cesse. Surveiller le contenu des pièces était pour les gouvernements un moyen de contrôler la culture et l’information, mais surtout de maintenir l’ordre social et politique. Malgré tout, les censeurs n’ont pu empêcher que le théâtre soit, pour les classes populaires, un moyen d’expression et de connaissance.
De cette abondante information sur l’organisation de l’examen et la censure des pièces de théâtre, retenons les grandes étapes de l’instauration de la censure théâtrale. Celle-ci demeure de 1789 à 1906. Elle disparaît un temps, supprimée par la Révolution, mais revient avec la Restauration. Elle réapparaît avec Napoléon, qui organise le système pour tout le XIXe siècle, disparaît à nouveau en 1830 avec la Charte des Français et se voit restaurée dès 1835 avec les lois de septembre. Nouvelle abolition en 1848, mais la mesure éphémère ne dure qu’un an et demi, jusqu’en juillet 1850. La censure est encore supprimée en septembre 1870, puis rétablie par nécessité aux yeux du nouveau gouvernement, avec l’instauration de l’État de siège sous la Commune en 1871. L’ordre moral s’impose et impose la répression du théâtre jusqu’en 1906.
Krakovitch souligne le vide juridique et l’absence de directives des censeurs, car les lois ordonnaient le recours à la censure sans préciser les limites de son exercice. Elle rappelle que c’est à partir de Napoléon qu’un court article de l’arrêté du 25 avril 1807 confiait la tâche de la censure avant production et représentation au ministère de l’Intérieur, tandis qu’il attribuait au ministère de la Police l’approbation définitive et le soin de surveiller le bon déroulement des spectacles dans l’ordre.
La Seconde République et le Second Empire furent plus explicites, dans leurs directives aux censeurs, que ne l’avaient été les régimes précédents. Le Second Empire avait pris conscience de la responsabilité des théâtres dans la préparation des esprits à la Révolution de 1848 et se sentit capable en conséquence de formuler nettement ce qu’il ne voulait plus voir sur les scènes. Puis, la censure préventive se fit de plus en plus discrète sous la Troisième République et disparut en 1906 tout simplement à cause de la suppression des crédits qui servaient à payer les censeurs. L’abandon de la censure s’explique enfin par le contexte politique de la préparation de la loi sur la séparation des Églises et de l’État.
Le point d’orgue de cet ouvrage est l’ajout des rapports de procès-verbaux de censure de pièces qui ont été autorisées après avoir été retouchées, ou au contraire définitivement interdites malgré un rapport favorable, comme par exemple le Vautrin d’Honoré de Balzac, qui ne vit qu’une seule et unique représentation. Le chercheur trouvera les rapports de pièces d’auteurs célèbres, telles que Les Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas ou Marion Delorme de Victor Hugo, mais il découvrira aussi les rapports de pièces non identifiées dont il serait intéressant de retrouver les auteurs.
Les procès-verbaux de censure sont classés par thématiques, selon les critères de répression, pour mieux servir les historiens et les chercheurs. L’ordre chronologique est rétabli à l’intérieur de chaque thème et sous-thème. Une première partie est intitulée “censure répressive” et concerne les mesures appliquées après la représentation des œuvres. La seconde partie, la plus importante, est intitulée “censure préventive.” Il s’agit de la censure exercée avant toute représentation, sur les seuls manuscrits, par la Commission d’examen dépendante du Bureau des théâtres, au ministère de l’Intérieur. Cette partie est divisée en sous-chapitres qui correspondent aux trois raisons principales de surveillance des théâtres: politique, religieuse et morale.
Cette compilation des rapports a été rendue possible par la mise en place de l’administration et de l’organisation de la censure théâtrale, ainsi que par la loi qui ordonnait aux auteurs et directeurs des établissements le dépôt de deux manuscrits auprès du Bureau des théâtres. Malheureusement, toute trace des pièces définitivement interdites a disparu, car elles étaient rendues aux auteurs qui ne publiaient en général que les plus longues d’entre elles. Ne sont donc conservés aux Archives nationales que les textes des pièces autorisées.