Tremblay on Russell (2012)
Russell, Adam. Isabelle de Montolieu reads Jane Austen's Fictional Minds. The First French Translations of Free Indirect Discourse from Jane Austen's Persuasion. New York: Peter Lang, 2012. Pp. 249. ISBN: 978-3-0343-0710-9
Dans sa traduction française de Persuasion, parue en 1821 et rééditée pour la dernière fois en 1828 sous le titre La Famille Elliot, ou l'ancienne inclination, Isabelle de Montolieu recourt à un mode de narration jusque-là peu usité en français: le style indirect libre. Comment la réécriture du roman de Jane Austen en français prend-elle en charge cette composante narrative essentielle dont l'emploi a permis à la romancière anglaise de représenter la conscience de son héroïne, Anne Elliot, et de "contribuer à la maturité du roman comme forme littéraire" (15)? C'est à cette question que répond Adam Russell qui est d'avis que la traduction d'un texte narratif relève d'une "négociation" (53) entre deux cultures et entre deux modes de narration, plutôt que d'une tentative de conformité linguistique. Jugées infidèles au texte d'origine et perçues comme des "adaptations" ou des "imitations" (36), les premières traductions françaises des romans de Jane Austen ont peu retenu l'attention des critiques, préoccupés essentiellement par la notion d'équivalence linguistique et sémantique. À l'inverse de Valérie Cossy qui avance dans Jane Austen in Switzerland: A Study of the Early French Translations (2006) que la version française de Persuasion n'est pas conforme au texte d'origine parce que l'instance narrative remplit d'abord et avant tout une fonction "auctoriale" et "didactique" (63), Adam Russell propose de montrer que grâce au discours indirect libre et à ses effets, la traductrice conserve le mode de représentation subjectif que privilégie Jane Austen.
L'auteur procède d'abord à un bilan des théories et des approches dont le discours indirect libre a fait l'objet dans les travaux de Brian McHale, de Dorrit Cohn, de Monika Fludernik, de Marcel Vuillaume, de Sylvie Mellet et d'Alain Rabatel, et recense ensuite les marques discursives qui encadrent et annoncent le discours indirect libre. Riche de références aux études et aux ouvrages critiques sur la question, ce chapitre est précieux pour quiconque s'intéresse au discours indirect libre, mais forme un préambule critique fort laborieux à l'analyse de la traduction française de Persuasion qui, à mi-chemin de l'ouvrage n'est pas encore amorcée. Ancrée dans les principes et les concepts développés par les critiques mentionnés ci-haut, l'analyse d'une vingtaine d'extraits convainc aisément le lecteur qu'Isabelle de Montolieu recourt à toutes sortes de techniques narratives pour représenter la conscience de l'héroïne d'une manière comparable à celle de Jane Austen. En plus de l'imparfait et de l'emploi de la troisième personne, le point-virgule annoncerait le discours indirect libre selon Adam Russell. De plus, ce dernier fait remarquer que l'emploi du mode interrogatif dans le texte d'Isabelle de Montolieu crée le même effet que le mode exclamatif dans celui de Jane Austen. Puisque le Grand Siècle et l'époque des Lumières témoignent d'un emploi abondant du pronom indéfini "on" à des fins stylistiques en français, il n'est pas surprenant qu'il se taille une place de choix dans le texte d'une traductrice issue de la seconde moitié des Lumières. Parce qu'il fait entendre plus d'une voix à la fois, il permet au narrateur de passer d'un niveau narratif à un autre, c'est-à-dire d'assumer un rôle intermédiaire entre celui de narrateur et de personnage.
Accompagné de l'imparfait, le pronom indéfini "on" assimile le discours du narrateur au point de vue du personnage mis en scène. Par le biais de ce procédé, Isabelle de Montolieu conserve la "bivocalité" (205) du texte d'origine, soutient Adam Russell.
Certes, Adam Russell fait montre d'une connaissance exceptionnelle des concepts narratologiques liés à la notion de discours indirect libre. Or, soumise à un lourd appareil critique, son analyse aurait gagné à se distancier du cadre théorique qui occupe déjà la première moitié de son ouvrage. Si cette étude a le mérite de faire sortir de l'ombre la production littéraire d'une femme auteur suisse méconnue, elle en trace toutefois un portrait inachevé. Adam Russell fait abstraction de sa carrière de lettres: romancière et traductrice, Isabelle de Montolieu a marqué l'histoire littéraire par sa traduction française et par sa continuation du Robinson suisse de Johann David Wyss, de même que par son premier roman, Caroline de Lichtfield, ou Mémoires d'une famille prussienne (1786), réédité plus de vingt fois entre 1786 et 1861 et traduit en anglais, en allemand, en portugais et en espagnol. Il est donc difficile de croire qu'Isabelle de Montolieu était peu respectée au sein de la République des lettres (45), comme l'avance Adam Russell sans s'appuyer sur les témoignages de l'époque. Malgré tout, cet ouvrage d'Adam Russell fait avancer les connaissances en matière de narratologie et revêt une valeur importante pour les études littéraires ne serait que parce qu'elle établit qu'avant Flaubert et Zola, Isabelle de Montolieu avait fait entrer le discours indirect libre dans la littérature française.