Bonafos on Gamble and Pinette (2022)

Gamble, Cynthia and Matthieu Pinette. Ruskin, Proust et la Normandie: aux sources de la Recherche. Classiques Garnier, 2022, pp. 436, 50 illustrations, ISBN 978-2-406-13048-2

Comme son titre l’indique, cette étude du regard porté par Ruskin et Proust sur l’architecture médiévale fait de la Normandie le dénominateur commun à deux pensées esthétiques dont l’ouvrage se propose de retracer la “filiation” (12). Si Paris, la Picardie, ou bien encore Venise constituent autant de pans majeurs de la géographie mentale des deux auteurs, la Normandie fait bel et bien fonction de “lieu de rencontre” (12): c’est l’espace historique et culturel qui confirma à Ruskin ses intuitions architecturales issues d’observations entamées en Angleterre et en Italie et où Proust vint ensuite en pèlerinage sur les traces d’un de ses plus chers maîtres à penser. Collaborant sur des projets touchant à la présence de Ruskin en France (Picardie, Bourgogne), Gamble et Pinette se tournent donc ici vers une région de première importance dans le développement théorique et créatif de Ruskin et d’un Proust qui s’en voulait le disciple. Les auteurs s’attachent à “esquisser une analyse globale capable de mesurer comment la Normandie a été pour [les deux auteurs] un lieu privilégié pour construire et développer [leurs] principes, à quel point ce territoire a pu contribuer à forger [leurs] conceptions” (11). L’étude se divise ainsi de manière équilibrée en deux parties, la première consacrée aux voyages de Ruskin entre 1835 et 1880, l’autre aux séjours quasi-annuels de Proust sur la côte normande de sa jeunesse à 1914.

Après avoir rapidement retracé la formation intellectuelle du jeune Ruskin et ses premiers voyages, l’ouvrage entreprend la chronique des séjours du Britannique partant à la découverte d’une Normandie lui servant de “laboratoire [pour] mettre en pratique les principes énnoncés [sic] par Whewell et Willis qui, avec d’autres, l’ont tant inspiré, pour affiner et éprouver ses analyses sur l’architecture médiévale, depuis les prémices du roman jusqu’au gothique flamboyant” (13). Quoique le voyage de noces de 1848 constitue une expérience majeure, l’ouvrage de Gamble et Pinette accorde toute leur importance à des passages ultérieurs, notamment le voyage de 1854 et l’ultime séjour de 1880. Ce recensement minutieux, s’appuyant sur un judicieux usage croisé des textes publiés ou manuscrits de Ruskin et de sa femme, permet de mettre en évidence le rôle que joua la découverte de la Basse Normandie en 1848 dans la finalisation des intuitions esthétiques du futur auteur des Seven Lamps of Architecture ou encore l’importance capitale de Rouen comme lieu ruskinien d’élection. Confronter de manière chronologique ces passages successifs de l’auteur dans le nord de la France permet également de faire la part des enthousiasmes et des déceptions, de ses retours sur certaines impressions passées et de mieux nuancer l’évolution de son regard sur l’architecture et de sa pensée sur le patrimoine. On savait à quel point Amiens et sa cathédrale avaient été une composante majeure de ce qu’il convient de nommer le “musée imaginaire” de Ruskin. Ce n’est pas le moindre intérêt de la présente étude que de signaler à quel point ce musée ruskinien s’avère plus complexe et consiste davantage en une sélection méticuleuse d’éléments fragmentaires se combinant à partir d’une multitude de monuments, dont beaucoup jalonnent la Haute et la Basse Normandie. Comme le démontrent efficacement les auteurs, la pensée de Ruskin fut fondamentalement comparatiste—et de façon toute personnelle, puisque le Britannique pouvait ne retenir d’un édifice, en une démarche de synecdoque hautement restrictive, qu’un fragment de quelques centimètres auquel se résumait parfois le souvenir du monument tout entier (citons, entre autres, la fameuse petite figure ornant un bas-relief de la cathédrale rouennaise, que Proust viendra lui-même rechercher en 1900).

C’est justement sur les fonctions de quête et de pèlerinage en jeu dans les excursions proustiennes que s’ouvre la seconde partie. La maîtrise des sources y est tout aussi évidente, mais ici, la découverte des monuments et le rôle de l’architecture dans le développement esthétique de l’auteur semblent moins identifiables. Certes, l’on suit Proust sur les traces de Ruskin à Rouen ou Lisieux, mais les auteurs semblent se laisser emporter par les éléments biographiques liant l’écrivain à la région. En témoigne la fréquence des tournures exclamatives qui ponctuent leur propos, trahissant tour à tour la curiosité ressentie devant telle ou telle facette de la vie de Proust et l’enthousiasme des auteurs à suivre la trace de l’écrivain. Si cette section constitue donc la chronique des voyages de l’auteur en en soulignant les étapes majeures et leurs échos romanesques, force est de constater que l’anecdotique finit par prendre le pas sur la formation intellectuelle et l’on peine à suivre la filiation Ruskin-Proust que l’on s’attendait à trouver: rappelons que le sous-titre de cette étude “Aux sources de la Recherche” nous laissait penser que tout l’enjeu de l’ouvrage allait prendre corps dans cette seconde partie où viendraient aboutir l’articulation et la possible subordination entre eux des éléments de la triade Ruskin-Proust-Normandie. Or, l’on reste sur sa faim et quelque peu confus, l’exposé penchant davantage vers l’exercice biographique mondain où s’enchaînent des détails parfois digressifs sur l’histoire balnéaire de l’époque. Tout ceci anime bien entendu la Recherche et éclaire tout autant l’expérience proustienne de ce que fut la Normandie de la Belle Époque, mais ne s’écarte pas moins de l’influence ruskinienne sur la lecture esthétique de Proust face aux monuments de la Normandie romane et gothique. On se prend à chercher le fil conducteur que l’on croyait tenir. Cette seconde partie relève alors davantage du jeu de piste, recoupant occasionnellement les itinéraires du Britannique (notamment aux troisième et cinquième chapitres), pour avant tout zigzaguer au gré de la correspondance et des carnets proustiens, entre Cabourg et Lisieux, de villégiatures en excursions automobiles, afin d’identifier les anecdotes et souvenirs ayant nourri tel détail du grand roman. L’étude progresse de manière kaléidoscopique, non sans hommage—volontaire ou non—à la description proustienne issue du mouvement et de la vitesse: se reconstituent sous nos yeux les séjours du Parisien en villégiature, où les traces biographiques sont autant de miroirs renvoyant aux épisodes romanesques. Ainsi des séjours au Grand Hôtel de Cabourg (Balbec), de l’excursion à l’église de Cricquebœuf (Carqueville), ou encore d’un dîner à l’auberge de Dives. S’en trouve alors et malgré tout confirmé l’intérêt de mettre l’accent sur la pratique du voyage de l’écrivain, de sa découverte sensorielle et personnelle des lieux comme des édifices pour nourrir sa création artistique.

L’étude aurait néanmoins gagné en clarté et cohérence en affichant plus explicitement les enjeux constitués par la pratique du voyage chez Ruskin et Proust. L’introduction, notamment, pouvait d’emblée contextualiser et théoriser ces enjeux (le rôle de l’observation visuelle, la pratique du dessin, le pittoresque, la conception de la conservation patrimoniale, l’évolution de l’état des monuments normands à l’époque). Élaborée au prisme des informations récoltées dans les textes ruskiniens et proustiens, l’analyse, trop enfermée dans le détail de ses sources, souffre d’une certaine myopie, et il faut au lecteur un temps de recul pour saisir la logique articulant et justifiant l’ouvrage: comment l’attrait de Ruskin pour un Moyen Âge avant tout gothique motiva sa découverte architecturale de la Normandie—formidable révélation esthétique—pour ensuite enthousiasmer Proust, à la fois par la subtilité de son rapport au temps et par sa sensibilité à l’expression artistique, jusqu’à pousser l’écrivain à partir lui-même sur les traces de l’esthète britannique et à se constituer ainsi un réservoir d’impressions qui se matérialisèrent dans son roman. En définitive, si le présent ouvrage ne comporte pas en soi d’importantes révélations sur la pensée ruskinienne ou la création proustienne (au-delà de quelques sources parfois méconnues pour l’un comme pour l’autre auteur), il aura du moins l’avantage de faire clairement ressortir combien la découverte de la Normandie servit dans les deux cas d’incubateur de la pensée.