Leclercq on Tardy (2015)

Tardy, Jean-Noël. L’Âge des ombres: complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle. Les Belles Lettres, 2015, pp. 671, ISBN 978-2-251-44539-7

Les révolutions, les crimes, et les grèves même du XIXe siècle ont fait l’objet de nombreuses études (Michelle Perrot, Les Ouvriers en grève, 1976, par exemple). La conspiration, elle, a souvent été reléguée au rang de phénomène marginal. Est-ce parce qu’elle n’aboutit pas? De l’avis même de Jean-Noël Tardy, auteur de L’Âge des ombres, “Les sociétés secrètes ne sont jamais parvenues à orchestrer la chute d’un régime politique, ni à exploiter une révolution” (575). Tardy ne cherche pas seulement comment écrire une histoire de la conspiration mais revendique également l’appréhension du complot (la conspiration, la conjuration) dans tous ses aspects: social, juridique et culturel.

S’attaquer aux complots et conspirations du XIX e  siècle, c’est retrouver les conspirateurs républicains de l’ABC des Misérables de Victor Hugo, voire s’aventurer dans l’île de la Cité des Mystères de Paris d’Eugène Sue, mais cela tient surtout de l’histoire médico-légale de la violence et de l’intrigue. La matière est nébuleuse et exige une analyse pluridisciplinaire animée d’un constant souci de minutie. Elle requiert d’examiner des pratiques politiques déplorables et méritoires, et d’en faire une exégèse lisible et lumineuse. Pari audacieux lancé, et remporté, par l’auteur.

Historien, Tardy déploie une approche chronologique, les complots étant des évènements ponctuels mais récurrents; il tire profit d’une visée décentrée, qui insère l’évènement dans le fonctionnement politique, et expose sa séismologie pour ses contemporains.

L’ouvrage, de nature largement historique, n’omet cependant pas d’exposer l’interpénétrabilité des témoignages historiques et de la fiction littéraire: “Les conspirateurs utilisent pour se défendre ou rappeler leur expérience des mots empruntés à des tirades de théâtre; les romanciers et les dramaturges s’emparent des conspirations les plus récentes pour les héroïser, tel Victor Hugo et son groupe d’étudiants dans les Misérables” (20).

En effet, si l’auteur extrait et rend compte de faits historiques avec l’autorité qu’on attend d’un enseignant de l’Institut d’études politiques de Paris, il réussit également à satisfaire les appétits de littérature. Au gré des pages, il s’interroge sur les liens entre les représentations littéraires et les actes politiques, et, comme autant de jalons, les noms d’Eugène Vidocq, François-René de Chateaubriand, Honoré de Balzac, Stendhal, Eugène Sue, Victor Hugo, Alexandre Dumas et Prosper Mérimée ponctuent cette étude “attentive aux transformations de l’imaginaire politique et à la naissance d’une culture nouvelle de la conspiration qui accompagnent les bouleversements de ce vaste premier XIXe siècle” (24). On notera par exemple des observations particulièrement éclairantes sur la production du théâtre politique, son rapport à la censure et au public (323) et le roman-feuilleton (348).

Des huit excellents chapitres de cet ouvrage qui dissèque comment un climat politique (le projet révolutionnaire) survit dans un contexte conservateur, et qui décrypte la politisation de la violence par des sociétés secrètes, le contenu du cinquième, intitulé Romantisme révolutionnaire, nous a tout particulièrement enthousiasmé. La centaine de pages, qui abordent des axes d’étude aussi riches que “le conspirateur en famille,” “la dissidence religieuse” (407) et la personnification du martyr républicain, ravira le lecteur en quête d’intersections des mouvements politiques et littéraires. L’auteur y fait preuve d’une belle lucidité en rappelant “les liens entre les représentations littéraires et les actes politiques,” tout en dépassant les écueils qui d’un schéma feraient la réflexion simpliste de l’autre. Il remarque, par exemple, comment les nouveaux personnages d’une littérature sensible aux conspirations des années 1820 s’affranchissent de l’incarnation du mal pour se voir doter de la prestance du fanatisme et de l’héroïsme, facteur qui contribue à la création “d’un nouvel imaginaire de la protestation politique” (323). De même, Tardy rappelle le succès des Soirées de Neuilly dont “les scènes historiques ont permis de remplir les attentes d’un public éclairé qui désirait ardemment un théâtre politique, plein de bruit, de fureur et de conspirations” (329).

Il faut souligner l’exhaustivité du travail entrepris dans ce projet. Les trois grandes parties qui structurent le livre sont accompagnées d’une table des matières extrêmement minutieuse et détaillée. La bibliographie s’avère remarquablement riche en sources littéraires, pamphlets, discours, écrits autobiographiques et documents officiels. L’œuvre, largement sourcée, comprend enfin des notices biographiques aussi judicieuses qu’utiles, pour permettre au lecteur d’identifier et de cadrer les principaux acteurs des nombreuses conspirations.

Dans cette analyse sociale exigeante des conspirateurs et conspiratrices, dans cette réflexion sur le XIXe siècle et la manière dont des aspirations politiques, coincées entre la Révolution française et la Troisième République, laissent entrevoir une nouvelle direction individualiste et violente empruntée par certains, Tardy balise avec rigueur la place qu’occupait alors la conspiration dans l’imaginaire collectif. En rappelant en conclusion que “la conspiration apparaissait finalement bien faible face au suffrage universel,” il nous fait apprécier la façon dont cet ouvrage ouvre la possibilité d’une relecture non-téléologique et d’un recentrage d’évènements traditionnellement cantonnés à la périphérie de l’histoire (579). Tardy nous offre un livre accompli, qui se prête à une lecture segmentée ou continue, et qui s’avère tout aussi précieux pour les études universitaires en littérature qu’en histoire.

Benoît Leclercq
High Point University
Volume 46.1–2