Romaniuc-Boularand on Conroy (2021)

Conroy, Melanie. Literary Geographies in Balzac and Proust. Cambridge UP, 2021, pp. 78, ISBN 978-1-108-99491-0

Dans son livre, Melanie Conroy utilise des outils numériques tels les graphiques et les bulles pour étudier la cartographie littéraire de La Comédie humaine et d’À la recherche du temps perdu. Séparément, les cartographies des deux corpus ont déjà été amplement étudiées dans d’autres ouvrages. Le but de Conroy consiste à comparer les deux univers littéraires, en prenant la Comédie comme exemple de l’univers réaliste et la Recherche comme illustration de l’univers “post-réaliste” (celui où les toponymes réels se mélangent aux toponymes inventés), pour montrer que les deux écrivains utilisent des techniques plutôt similaires afin de structurer la géographie de leurs textes.

Dans le chapitre sur Balzac, l’auteure étudie les toponymes faisant référence à Paris, à la province et à l’étranger. Pour Paris, elle met en évidence deux pôles, le quartier Saint-Germain (secteur des riches) et le Quartier Latin (secteur des pauvres) et note l’existence d’un espace intermédiaire, le Palais Royal, où les deux mondes se croisent. Pour la province, Conroy part d’une carte de 1880 représentant la densité démographique et s’interroge sur le fait que Balzac n’ait pas reflété ses toponymes en accord avec cette densité. Ainsi, il a ignoré des endroits comme Lyon et Marseille et s’est focalisé sur la Touraine, pauvrement représentée sur cette carte. Ce faisant, Balzac montrerait ici “a lack of interest in [the] local cultures” (33). Par ailleurs, l’auteure montre que Balzac privilégie les références à la France et à l’Europe occidentale et déconsidère des endroits situés en Asie, Amérique et Afrique. Cette configuration représente, selon elle, “a projection of French power structures” (9), autrement dit “the balance of power in the nineteenth century, with great emphasis given to major European cities near France, less emphasis given to the rest of Eurasia, and even less mention of the Americas” (15).

Corollairement, l’auteure s’intéresse à la démographie, et observe que les personnages associés à Paris et aux provinces sont jeunes et appartiennent à la génération des fils, alors que les personnages associés à l’étranger sont vieux et appartiennent à la génération des pères/grands-pères. Cette différenciation est expliquée par l’attitude proto-coloniale de Balzac, “with an emphasis on war and commerce, including the most exploitative forms of capitalism and slave trading” (34). Par ailleurs, l’étude des toponymes étrangers est liée aux rapports entre les hommes et les femmes. L’auteure observe que l’ouverture au monde est directement liée à la masculinité, la femme étant associée au contexte étranger de façon pervertie, sexiste : “These female characters are indeed often stereotyped as ‘exotic’ and do not travel to the locations to which they are compared in often sexist ways” (41).

Dans le chapitre sur Proust, Conroy part de la prémisse selon laquelle la géographie littéraire, fictive, de Proust est fondamentalement différente de la cartographie historique. Dans des études topographiques antérieures, des chercheurs comme André Ferré se sont opposés à l’idée de faire coïncider les endroits fictifs et réels, en invoquant le fait que Proust voulait, justement, mettre en valeur le caractère fictionnel de ces lieux. Conroy prend le parti opposé, en considérant ces endroits comme quasi-réels. Entre autres, l’auteure invoque l’argument selon lequel ces lieux paraissent réels dans l’univers fictionnel : “[T]hese places really exist in the narrator’s world, in the sense of being visible and comprehensible to others” (55). Toutefois, elle affirme que la façon proustienne de construire les références reste problématique, car la majorité des toponymes sont fictionnels. Ainsi, parmi les douze les plus fréquents, deux seuls sont réels (Paris et Venise). De surcroît, le texte ne permet pas véritablement d’établir des cartographies, car de nombreuses villes, comme celles situées en Normandie, n’ont aucun point d’ancrage réel. Bref, selon Conroy, les toponymes proustiens devraient être envisagés avant tout dans leur dimension relationnelle, établie dans le monde romanesque lui-même.

En s’intéressant à la relation entre les lieux et les personnages, l’auteure constate que le héros-narrateur proustien est le personnage associé au plus grand nombre de toponymes. Contrairement à Balzac, où l’auteure avait identifié une différenciation en fonction du genre et de l’âge, chez Proust, cette distinction n’est pas décelable. De surcroît, la distribution sociétale est nivelée, car, selon l’auteure, les niveaux socio-économiques les plus bas entretiennent des rapports cosmopolites. Elle note que les éléments des régimes commercial, capitaliste, patriarcal et impérial sont, comparés à Balzac, plus réduits chez Proust, qui privilégie les relations basées sur les voyages, les loisirs et la famille.

Dans sa conclusion, l’auteure souligne que les deux écrivains semblent proches dans leur façon de construire leurs géographies littéraires. Cela confirmerait que le système réaliste chez Proust n’est pas complètement dissolu. De même, Conroy défend l’utilité méthodologique du type de graphiques employés, lequel permet de saisir la complexité d’une œuvre mieux que les cartes géographiques: “(V)isualizations like bubblelines or other timelines can reveal how the place references fit together within the text or within the chronology of the plot or narration” (72).

Dans ce court livre qui synthétise des données statistiques dans des propos globalisants, on aurait pris plus de plaisir à trouver davantage de citations textuelles qui nuancent ces propos. Comme l’auteure le souligne pertinemment, l’œuvre littéraire est plus complexe que le monde réel. Par exemple, Françoise serait cosmopolite par le fait que New York se trouve associé au personnage dans un même paragraphe. Or, le retour au texte montre que le narrateur se moque finement de son cosmopolitisme et suggère plutôt sa fermeture d’esprit. En effet, incapable de saisir qu’“il peut exister à la fois York and New York,” Françoise confond le “jambon de Nev’York” (ville américaine) et le “jambon d’York” (ville d’Angleterre). Certes, l’analyse textuelle n’est pas l’objectif de ce livre, mais la méthodologie inédite, s’appuyant sur des graphiques et des bulles, bénéficierait, à notre avis, d’une démarche plus traditionnelle située au plus près du texte. Bref, si ce livre s’adresse moins à un public de spécialistes littéraires traditionnels de Balzac et de Proust, il sera sans doute très utile aux chercheurs qui emploient les humanités numériques pour trouver de nouveaux modèles d’analyses topographiques applicables aux textes littéraires.        

Bianca Romaniuc-Boularand
University of Rhode Island
52.1-2