Kkona on Bouillaguet, ed. (2008)

Bouillaguet, Annick, ed. Proust et les moyens de la connaissance. Strasbourg: Presses universitaires de Strasbourg, 2008. Pp. 256. ISBN: 978-2-86820-378-6

En sa qualité d’éditeur de plusieurs monographies et anthologies sur l’œuvre proustienne, Annick Bouillaguet réunit ici vingt-deux communications explorant le rapport de l’auteur d’À la recherche du temps perdu aux “moyens de la connaissance,” c’est-à-dire aux savoirs spécialisés. Claire et rigoureuse, l’introduction suit—plutôt que le sommaire du recueil—l’ordre des présentations au colloque éponyme, organisé du 9 au 11 mai 2007 par l’Université de Marne-la-Vallée et l’ENS. 

Divisé en quatre parties, l’ouvrage commence par des “Questions de genèse” pour envisager, par la suite, les rapports de Proust aux sciences (physique, chimie, médecine), à la philosophie (du romantisme allemand à Bergson), à l’histoire (l’affaire Dreyfus et la grande guerre), mais aussi aux arts (musique, peinture) et à la littérature. Indépendamment de ces sections, les différentes interventions se rejoignent autour des quelques axes principaux qui structurent le recueil et s’ordonnent autour des lectures de Proust enfant, licencié en philosophie ou en droit (Depambour-Tarride), frère et fils de médecins, patient en psychothérapie, visiteur de musées et d’expositions (Yoshikawa), spectateur de théâtre (Miguet-Ollagnier), habitué des salons mondains, admirateur des grands écrivains du dix-neuvième siècle, ou en dialogue avec ses contemporains.

Pour irréfutable que soit l’attachement de Proust au romantisme allemand, force est de reconnaître que c’est bien plus son détachement progressif qui l’a conduit à l’élaboration de sa propre théorie. Des avant-textes de la Recherche (Quaranta) à sa genèse (Brun), de la sociologie (Henry) à la philosophie de l’œuvre (Subbotnik), l’on comprend ici comment Proust s’éloigne de la nature pour valoriser l’œuvre d’art, le sujet et la singularité.

Les erreurs scientifiques ne pouvaient être absentes du répertoire de ce roman des illusions et du désillusionnement qu’est la Recherche. S’ouvre ainsi le réseau d’une riche intertextualité explicite ou implicite et d’autant plus surprenante. Il suffit de mentionner la formule chimique erronée de l’eau comme “une combinaison d’hydrogène et d’azote” (Vannucci), qui emprunte en effet la formule également erronée de l’ammoniaque à l’auteur de Madame Bovary (Naturel). Manière proustienne de caricaturer le savoir et qui s’étend jusqu’aux leçons d’étymologie fantaisiste du curé de Combray, ensuite corrigée par Brichot (de Vendeuvre). Derrière ces deux personnages, on pourrait reconnaître la figure tragique du studieux Casaubon dans Middlemarch (Dezon-Jones).

Ce ne sont pas seulement les nombreuses métaphores médicales dans la Recherche qui évoquent les connaissances de l’auteur, surtout en matière de neurasthénie (diagnostic, traitements, hygiène); si les fameuses vertèbres de la tante Léonie trouvent leur origine possible dans la théorie des “vertèbres crâniennes,” la suite de la métaphore proustienne renvoie également à Jules Barbey d’Aurevilly et aux “rougeurs de ses héroïnes” (Mauriac-Dyer). Pourtant les traces physiologiques cèdent la place à ce que l’on nommait à l’époque “l’inconscient”—ce avant même la découverte freudienne. Si le surgissement de l’inconscient explique le titre initial du roman (Les Intermittences du cœur) (Bizub), il nous rappelle également la cure thérapeutique chez le docteur Paul Sollier, que Proust a suivie entre 1905 et 1906. Se trouvent, ainsi, revisitées les grandes lignes de la pensée psychologique qui irrigue la Recherche, avec un déplacement de l’intérêt porté à l’inconscient de l’auteur vers celui du texte, pour ne pas dire du lecteur: si l’appel aux archétypes jungiens aide à dépathologiser le narrateur (Jordan), le Moi-peau d’Anzieu révèle l’apport du savoir archaïque de l’écrivain à la pertinence multiforme et toujours actuelle de son œuvre (Henrot). Il est pourtant remarquable que certains des lecteurs proustiens, tel Foucault qui a exploré des thématiques parallèles (sexualités marginales, rapport de la sexualité au pouvoir, surveillance), lui aient inopinément refusé une place dans le monde du Savoir (Simon).

Mais pour revenir à la biographie de Proust, on demeure étonné par la célèbre phrase d’Oscar Wilde: “Comme c’est laid chez vous!” qui, en effet, renvoie au fait que le grand esthète raffiné que fut Proust se soucie peu de l’intérieur de sa maison, car les objets d’ameublement n’ont pour lui qu’une valeur sentimentale (Wise). Il s’avère, en revanche, bien plus intéressé qu’il n’a voulu le faire croire par les mondanités. Son érudition polymorphe est redevable non seulement aux revues de vulgarisation, mais aussi à leurs “antichambres,” les salons bourgeois, qu’il réhabilite par rapport aux stupides salons aristocratiques (Leriche). On ne lui pardonne pas souvent pour autant cet anti-historicisme généralisé qui émaille la Recherche, où l’histoire est plutôt présente comme connaissance distante que comme source d’action (Chaudier).

Inachevée et pourtant inépuisable, la Recherche retranscrit ce mouvement réversible entre le désir et la mort: le mouvement même de son écriture. C’est cette tension éternelle que l’on doit percevoir sous l’hésitation proustienne entre essai et roman, ou l’oscillation entre rêve et réalité, veille et sommeil (Delesalle). Inépuisables sont également les sensations, expériences, jeux d’imagination, méandres de la pensée auxquels est soumis son lecteur. Si la saveur d’une madeleine trempée dans du tilleul peut nous rappeler la fée/dryade qui dit s’appeler “souvenir” dans un conte d’Andersen et qui pousse notre voyage jusqu’aux lisières des mythes ovidiens d’Écho et de Narcisse (Keller), c’est bien que la recherche ne peut être que la seule possible lecture de la Recherche. Voilà la démonstration de ce recueil riche, varié, parfois pertinent et souvent savoureux.