Citton on Klene (2016)

Yves Citton, Université Grenoble Alpes

Klene, Émilie. Jean Potocki: l’homme à l’épreuve du relatif. PU de la Méditerranée, “Le Centaure,” 2016, pp. 436, ISBN 978-2-36781-192-5

Yves Citton, Université Grenoble Alpes

Voilà maintenant une dizaine d’années que nous pouvons enfin lire dans sa langue originale française le chef d’œuvre romanesque de Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, rédigé entre les années 1780 et le suicide de l’auteur en 1815. L’énorme travail éditorial fourni par François Rosset et Dominique Triaire a en effet exhumé deux longues versions alternatives de ce grand cycle narratif, l’une inachevée datant de 1804, l’autre amputée de certaines parties, mais poussée au terme de son intrigue datant de 1810. Si cet événement éditorial (désormais disponible en collection GF) a permis—après deux siècles—de rendre à ce monstre de la littérature mondiale ses couleurs les plus vives et les plus nuancées, on a moins prêté attention aux quatre autres volumes des Œuvres complètes publiées au début des années 2000. Or les autres écrits de Potocki (journaux de voyages, contes, parades théâtrales, traités savants, journalisme politique, correspondance) contiennent eux aussi des trésors, qui restent encore presque complètement à découvrir.

L’un des principaux mérites de cet ouvrage d’Émilie Klene—qui travaille depuis de longues années sur Jean Potocki et à qui l’on doit l’admirable site internet consacré à cet auteur, site dont la bibliographie fait autorité (http://recherche.univ-montp3.fr/jeanpotocki/)—est justement de connaître admirablement bien les coins et les détours du Manuscrit trouvé à Saragosse, mais de ne pas s’en contenter. Après l’ouvrage fondateur et désormais classique de Dominique Triaire (Potocki: essai, 1991), c’est la première fois qu’une étude prend à bras le corps l’ensemble des œuvres de l’auteur, faisant du coup apparaître la cohérence et la subtilité de sa sensibilité et de sa pensée à travers des genres d’écrits très divers.

L’angle d’approche est thématique, puisqu’il porte sur la façon dont la diversité des cultures est mise en scène par Potocki qui a voyagé à travers l’Europe et du Caucase à la Chine. La position singulière de Potocki, à la fois au cœur de l’intellectualité européenne des Lumières et toujours curieux d’en explorer les marges, lui donne un point de vue riche sur les ressemblances et les différences entre humains, en quoi les principes philosophiques de la modernité se trouvent mis en crise mais également stimulés par leur confrontation à leur dehors. C’est cette “épreuve du relatif” dont le livre de Klene reconstruit méticuleusement les moments forts et les retournements étonnants—forcément complexes dans la mesure où Potocki n’a pas pu échapper aux préjugés orientalistes liés à une entreprise coloniale dont il a par ailleurs été lui-même un agent.

La première partie, intitulée “L’expérience d’un monde relatif,” propose une excellente analyse des journaux de voyage qui présente la vision des hommes, des cultures, des problèmes épistémologiques, éthiques et sociaux que soulève la prodigieuse curiosité de Potocki au fil de ses pérégrinations. On y voit le projet intellectuel de l’auteur prendre forme au carrefour de multiples traditions, au sein desquels l’auteure souligne judicieusement la prégnance de la pensée libertine. Il s’agit ici de montrer comment Potocki met en scène son expérience de la diversité des cultures et des pratiques humaines, à travers la multiplication des rencontres, des contes et des exempla qui traversent aussi bien ses journaux de voyage que son grand roman. Cette partie est novatrice en ce qu’elle nous fait découvrir des trésors cachés qu’elle sait mettre dans la plus vive lumière d’analyses claires et pertinentes.

La deuxième partie, intitulée “L’homme entre particularismes et universalisme,” mène l’enquête textuelle sur la philosophie morale de Potocki. La problématique centrale de la thèse prend pleinement forme ici: quelle image de l’humanité, quelle conception du bien et du mal voit-on s’esquisser à l’horizon d’écrits qui paraissent s’ingénier à traquer la multiplicité, voire l’hétérogénéité, des pratiques humaines observées aux quatre coins de la planète? Klene montre très bien que particularismes et universalisme ne sont pas simplement contradictoires chez ce penseur-écrivain qui a absorbé tout l’héritage des Lumières. Elle fait voir par le détail comment ses écrits participent d’une dynamique au sein de laquelle toute notre modernité est appelée à s’orienter depuis plus de deux siècles. L’opposition statique et trompeuse entre relativisme et universalisme est d’ores et déjà dépassée. La question de départ (l’auteur est-il relativiste?) se voit reconfigurée pour montrer que Potocki promeut un “relationnisme” capable d’échapper aux reproches traditionnellement adressés aux positions relativistes.

La troisième partie, intitulée “Le Manuscrit trouvé à Saragosse: une synthèse de l’homme,” revient vers le roman qui a immortalisé Potocki, pour nous faire sentir à quel point la fiction qu’il invente constitue le plus puissant moyen littéraire qu’on ait produit à ce jour pour exprimer la complexité de la philosophie relationniste. Les parties plus conceptuelles consacrées aux théories récentes de la fiction sont particulièrement bien informées, et remarquablement pertinentes. En multipliant les trouvailles dans ses citations du texte ou dans les commentaires qu’elle y apporte, Klene fait preuve à cette occasion de son intime connaissance des recoins les plus subtils de cette intimidante machine romanesque qu’est le Manuscrit. Les rouages en sont clairement expliqués, et de nouvelles interprétations esquissées. C’est le cas par exemple lorsqu’elle suggère audacieusement que le narrateur Alphonse ne serait pas à concevoir comme la victime d’une feintise sérieuse (thèse dominante dans la critique potockienne), mais comme le complice d’une feintise ludique et partagée—ce qui renouvelle profondément la signification générale qu’on tirera du roman.

Cette ouverture du corpus au-delà du seul Manuscrit, jointe à la connaissance précise et vive de l’œuvre, fait de cet ouvrage une contribution centrale aux études potockiennes. Est-il besoin de préciser à quel point la problématique philosophique très cohérente mise en lumière au fil des cinq volumes des Œuvres complètes relève d’une actualité brûlante? En plus d’être appelé à devenir un ouvrage-phare consacré à Potocki, ce livre constitue aussi un discret mais remarquable apport des études littéraires à nos réflexions collectives sur la diversité culturelle, comme sur les besoins de normes et de cadres communs.

Volume 45.3-4