Giacchetti on Heywood (2011)
Heywood, Sophie. Catholicism and Children's Literature in France: The Comtesse de Ségur (1799-1874). Manchester: Manchester University Press, 2011. Pp. 240. ISBN: 978-0-7190-8466-9
L'œuvre de la comtesse de Ségur, bien qu'appartenant au genre "mineur" de la littérature pour la jeunesse, alimente depuis plusieurs décennies un riche débat critique qui n'a cesse de souligner sa complexité. Pourtant, certaines lacunes apparaissent dans l'appareil critique qui, par exemple, n'a jamais investi les textes religieux publiés par la romancière, et qui exploite des sources principalement littéraires.
Dans son ouvrage Catholicism and Children's Literature in France: The Comtesse de Ségur, Sophie Heywood se propose de combler ces lacunes par une approche purement historique, l'usage d'archives encore non explorées, et une attention particulière à la réception des livres de la comtesse dans la presse catholique. Rare ouvrage en anglais consacré à une romancière très peu connue du public anglo-saxon, cette monographie se réclame de l'école féministe de la "New Biography," qui examine certaines grandes figures féminines du dix-neuvième siècle et les stratégies utilisées par elles pour contourner ou combattre leur exclusion de l'espace public.
Pour Heywood, la comtesse de Ségur adhérait à un catholicisme ultramontain militant, et avait adopté la politique conservatrice de son entourage familial tout en contrevenant aux normes sociales et culturelles--qu'elle idéalise pourtant dans son œuvre--par son engagement dans la vie professionnelle et son statut d'auteur confirmé et financièrement autonome. Là se situe le paradoxe de la romancière qui inaugura la célèbre collection de la Bibliothèque rose.
Dans son premier chapitre, Sophie Heywood récapitule les événements marquants de la vie de la comtesse, la construction de son identité d'écrivain (en particulier le "mythe de la grand-mère"), sa conversion religieuse et l'idéologie qui sous-tend tout son projet éducatif. Puis, dans un second temps, elle s'intéresse au corpus des romans afin d'examiner comment la comtesse de Ségur a su modifier sa thématique religieuse en se tournant vers le catholicisme social, laissant de côté les préoccupations aristocratiques des premiers romans pour mettre en scène les enfants des classes moyennes et populaires, adaptant ses récits aux nouvelles réalités sociales.
Dans les deux chapitres suivants, Sophie Heywood retrace les "tribulations" de la comtesse de Ségur pour échapper à une censure tyrannique et imposer ses choix à son éditeur, Émile Templier. Heywood examine en particulier les profonds désaccords qui opposaient la romancière à ce dernier, montrant que ces affrontements étaient d'ordre idéologique, les principes ultra- conservateurs de la comtesse se heurtant à la politique de plus en plus libérale de la maison d'édition. Mais Heywood ne considère pas la comtesse de Ségur comme "victime" de la maison Hachette, la négociation des contrats d'auteur (dont J.Y. Mollier a pourtant montré combien ils étaient dérisoires) lui important moins que son combat permanent pour conserver le contrôle de ses manuscrits.
Le quatrième chapitre est consacré au rôle, ou plutôt à la "mission" de la comtesse de Ségur dans le contexte du renouveau catholique du milieu du siècle et de la "guerre des cultures" qui opposait catholiques et anticléricaux, mais aussi ultramontains et gallicans. Sophie Heywood y analyse la littérature de propagande religieuse pour enfants, alors très en vogue, que la comtesse publia également chez Hachette, comme l'exemple d'une écriture "familiale," à laquelle participaient activement Gaston, fils ainé et prélat influent, et le journaliste ultra conservateur Louis Veuillot, qui veillait à promouvoir les écrits séguriens dans la presse catholique.
Heywood, dans son dernier chapitre, nous met donc en garde contre l'idée, répandue parmi la critique universitaire, que la comtesse de Ségur pratiquait une littérature "subversive," mais aussi que l'institution religieuse était nécessairement un instrument d'oppression des femmes. On comprend, à la lecture de ce livre passionnant et d'une remarquable érudition historique, que l'engagement politique réactionnaire de la comtesse de Ségur et son militantisme ultramontain ne font pas d'elle un auteur nécessairement "antiféministe," et redéfinissent au contraire la nature complexe et ambiguë de sa contribution, mineure peut-être, mais réelle, à l'avancement de la cause des femmes.