Courant on Diaz and Le Bail, eds. (2019)
Diaz, José-Luis et Marine Le Bail, éditeurs. L’Histoire littéraire des bibliophiles (XIXe-XXe siècles), “Histoire et civilisation du livre,” Droz, 2019, pp. 192, ISBN 978-2-600-06000-4
La bibliophilie et son importance dans l’histoire de notre littérature sont encore largement méconnues. Le recueil d’études dirigé par José-Luis Diaz et Marine Le Bail contribue à pallier ce manque. Au-delà du titre, le profil des auteurs du volume, mêlant conservateurs de la Bibliothèque nationale de France et chercheurs en littérature, exprime une ambition: unir les savoirs et les méthodes d’histoire du livre et d'histoire littéraire. Le fondement théorique du recueil est exposé en introduction: la bibliophilie repose sur un système de valeurs indépendant des normes de “légitimation institutionnelles” du champ littéraire (10). L’enjeu est donc de montrer comment les pratiques bibliophiliques, relevant du culte de la rareté, imposent une axiologie nouvelle susceptible d’instaurer une contre-histoire de la littérature, faisant place aux marges de son panthéon habituel.
L’approche monographique est majoritaire. Sept articles présentent le travail et les collections de grands bibliophiles de la période. Le Bail aborde le cas Nodier, défenseur d’une esthétique fondée sur un mythe des origines. Adoptant une “conception historiciste de la bibliophilie” (20), Charles Nodier exprime dans ses goûts livresques la conviction d’une décadence de la librairie et de la littérature. L’invention de l’imprimerie initierait la dégradation d’une “langue organique” primordiale (26), mais la bibliophilie, portée par un “culte de l’authenticité originelle” (20), permettrait d’accéder “à ce passé rêvé” (27). Or, la recherche des origines motive d’autres domaines au XIXe siècle: la philologie, la linguistique ou la mythologie comparée. L’article prête à se demander si les milieux bibliophiliques dialoguent avec ceux de telles disciplines.
François Rouget présente les travaux et la collection de Prosper Blanchemain (1816–79), bibliophile éditeur des poètes de la Renaissance et du XVIIe siècle, parmi lesquels Ronsard. Dans la lignée de Sainte-Beuve, Blanchemain a largement contribué à restituer l’importance patrimoniale du poète, en montrant son influence sur les auteurs mineurs de son temps.
Sur des corpus plus modernes, Diaz montre comment le recensement des “petits romantiques” par Charles Asselineau (1820–74) a rappelé durablement leur rôle dans le mouvement porté par ses ténors. Diaz évoque la dimension “apologétique et nostalgique” (133) de la bibliophilie selon Asselineau, qui revendique pourtant un ethos de bibliographe. Son activité journalistique est un maillon essentiel du lien entre la bibliophilie et la construction d’une histoire littéraire en marge des canons véhiculés par les institutions académiques ou scolaires. Implicitement, la façon dont Asselineau s’est emparé de la matière romantique amène à s’interroger sur les rapports entre bibliographes et bibliophiles, ces frères ennemis rassemblés sous les bannières de sociétés parfois concurrentes—une réalité rappelée par un autre article sur les “éditeurs bibliophiles” (52).
Ces identités complémentaires (bibliophile, bibliographe, journaliste) sont illustrées par la figure peu connue de Firmin Maillard (1774–1854), présentée par Jean-Didier Wagneur. Maillard se distingue par sa passion des journaux—dont l’auteur rappelle les liens avec la “bohème des lettres” (173). Or ce qu’il cherche à cerner, en commentant ces documents dans des écrits attentifs “aux sociabilités et aux réseaux,” serait notamment le “mouvement littéraire” (172–73), selon Wagneur. Le cas tout aussi confidentiel d’Eugène Le Senne (1846–1938) est abordé par Laurent Portes à partir d’un état de sa collection, révélant des intérêts dignes d’un bibliophile, malgré la réticence du collectionneur à revendiquer ce statut.
Pierre-Jean Dufief s’intéresse à l’un des pionniers de la bibliophilie moderne, Octave Uzanne (1851–1931). On y découvre avec quelle hauteur de vue il fut attentif à l’évolution matérielle du livre et ouvert à une “modernité” éditoriale d’apparence et de fond. Tacitement, Dufief montre surtout le caractère visionnaire de ses pratiques bibliophiliques, qui semblent anticiper des méthodes récentes de recherche en histoire littéraire (génétique, études de réception) par une véritable “passion du document.” (163)
Nolwenn Pamart s’intéresse à Jean de Tinan (1874–98), collectionneur et auteur, qui usa de sa maîtrise parfaite des codes bibliophiliques pour donner à ses écrits le lustre d’un livre pérenne. Ces démarches éditoriales illustrent un cas particulier de la création littéraire en mode mineur, marquant une “interdépendance” étroite entre “contenu et présentation matérielle de l’ouvrage” (80). Ces pratiques sont contemporaines de tentatives de poésie visuelle, très différentes dans leur intention, comme le “Coup de dés” (1897) de Stéphane Mallarmé, qui fréquentait Uzanne. Le possible rapprochement entre recherche d’une forme poétique idéale et attachement bibliophilique aux formats et matériaux de l’impression constituerait-il une piste à interroger?
S’agissant des études de réseaux, Anne-Christine Royère et Julien Schuh s’intéressent aux éditeurs bibliophiles du livre de luxe à la fin du XIXe siècle, ouverts au statut d’amateur. L’article montre l’importance des sociabilités pour situer le monde bibliophilique, connecté à l’univers du livre sous l’angle de la bibliographie et de l’édition commerciale, et en concurrence avec lui. L’article complémentaire d’Olivier Bessard-Banquy étudie l’évolution des pratiques éditoriales de réseaux bibliophiliques pour montrer comment ceux-ci ont favorisé l’émergence d’ouvrages de “semi-luxe,” destinés à un public plus large. Enfin, Magali Charreire revient sur le rôle du célèbre “bibliophile Jacob,” Paul Lacroix, dans la promotion d’un talent majeur de l’iconographie du XIXe siècle, Gustave Doré. Leur alliance serait la clef de leur réussite conjointe, Lacroix valorisant ses éditions populaires par l’illustration, tout en renforçant leur mission didactique.
Une étude de réception, menée par feu Raymond-José Seckel, complète l’ensemble. Il aborde le rôle des bibliophiles dans la lente reconnaissance d’une littérarité des œuvres de Sade, entre 1850 et 1909. Si la bibliophilie a souvent été le motif d’une compilation d’œuvres grivoises, Sade a fait son entrée en littérature par le biais d’une réception d’abord médicale et psycho-pathologique. Marginale et scandaleuse, son œuvre illustre un paradoxe propre aux valeurs bibliophiliques: le rejet affiché par les éditeurs peut être une stratégie pour le rendre digne d’intérêt.
L’ambition du recueil était de réconcilier deux pratiques généralement considérées comme antagonistes, la collection et l’analyse. En effet, les bibliophiles thésauriseraient les livres sans les comprendre—un préjugé tenace rappelé en introduction. Certains comme Asselineau ou Le Senne se servent de ces clichés pour endosser un ethos de modestie. Prouver le rôle de la bibliophilie dans la construction d’une histoire littéraire à contre-courant n’était donc pas un moindre défi, que les articles de ce volume ont relevé de façon plus ou moins directe. On peut supposer que le format des contributions ait limité le développement de certaines pistes (suggérées au fil de ce compte-rendu), alors que tant de corpus abordés dans ces études sont peu connus, voire inédits, et demandaient une présentation substantielle. Sans le regretter, il faut remercier l’ensemble des auteurs d’avoir fait émerger des problématiques nouvelles sur un territoire critique peu connu.