Klene on Miodońska-Joucaviel (2013)

Miodońska-Joucaviel, Kinga. Jean Potocki: Pérégrinations. Toulouse: Presses Universitaires du Mirail, 2013. Pp. 206. ISBN: 978-2-8107-0220-6

Si le terme “pérégrinations” désigne les “voyages faits dans les pays étrangers” (Littré), les “déplacements en divers endroits suivant un itinéraire compliqué,” ou encore des “déplacements incessants” (Trésor de la Langue Française), le thème paraît particulièrement bien choisi pour analyser le rapport au monde de l’écrivain polonais Jean Potocki (1761-1815) lors du colloque de la vingtième édition des Semaines polonaises à Toulouse. Le but de l’ouvrage est donc d’interroger la notion même de pérégrination. Au sens concret, le terme évoque les expéditions, les périples accomplis par l’écrivain en Occident, en Orient jusqu’aux confins de la Chine, ainsi que les errances fictives du héros et des protagonistes du Manuscrit trouvé à Saragosse. Le thème suggère enfin le voyage abstrait, qui invite le lecteur à s’orienter dans le dédale des systèmes de pensée, dans les correspondances intertextuelles, mais aussi à explorer, à mener sa propre quête, dans la connaissance du monde et des hommes.

Les onze études s’organisent selon deux ensembles, le premier évoquant le parcours de Potocki, marqué par ses pérégrinations scientifiques, historiques, politiques. Dominique Triaire expose brillamment comment le regard que porte l’auteur sur l’Espagne traduit celui, plus large, qu’il porte sur le monde. Espagne réelle et Espagne fictive se fondent pour révéler l’originalité de la vision du voyageur sur le pays. Ses pérégrinations sur les terres de Cervantès nourrissent sa morale de la relativité qui ne retient d’absolu que l’homme. Mais l’Espagne n’est pas seule à attirer l’attention de Jean Potocki. Très sensible à la diversité des objets perçus, il multiplie ses voyages lors desquels il essaie de confronter son expérience à son savoir acquis dans les livres. François Rosset souligne combien les assauts de sa subjectivité sont fréquents, sous contrôle cependant d’une perpétuelle ironie. Ses écrits de voyage expriment ses dispositions mentales, psychiques et affectives dans cette aventure de la connaissance. Parmi ces grandes figures de savoir, Jean-André Deluc, grand météorologiste et géologue genevois du XVIIIe siècle, exerça une forte influence sur la réflexion et la pensée de Potocki. Ainsi que l’analyse Emiliano Ranocchi, malgré des approches différentes dans leur étude du Déluge, tous deux entretiennent une grande proximité de pensée.

Tout autant que l’histoire, la politique intéressa vivement Jean Potocki. Son rôle en tant qu’observateur puis acteur de la vie politique est le sujet de la réflexion de Christophe Potocki. Par sa naissance, puis par son mariage avec Julia Czartoryska, le voyageur appartient aux deux grandes familles de magnats qui auront un rôle décisif dans l’histoire de la Pologne. S’il court le théâtre des événements, sa dernière action patriotique sera son combat contre les Russes en Lituanie puisqu’il se mettra, après le deuxième partage de la Pologne, au service de Catherine II, développant son “système asiatique.” La Russie d’ailleurs est pour lui une source inépuisable de sujets de réflexion pour la diversité des nationalités, des coutumes, des religions, et des cultures. Remi Forycki montre que ce pays à la fois sauvage et splendide permettra à Potocki de trouver son identité de voyageur.

Les voyages géographiques s’accompagnent toujours de voyages livresques. Parmi eux, l’influence des travaux de Leibniz sur le Manuscrit trouvé à Saragosse est rigoureusement mise au jour par Luc Fraisse. S’appuyant sur des documents relatifs au philosophe dans les éditions du XVIIIe siècle, l’auteur de l’article retient plusieurs similitudes, notamment une évolution de pensée commune entre Leibniz et Velasquez, géomètre dans le roman, mais aussi avec le savant encyclopédiste Diègue Hervas. À un niveau plus large, la représentation de la Monadologie de Leibniz est susceptible d’éclairer la structure du roman de Potocki.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée au parcours dans l’œuvre de l’auteur. C’est sous l’angle de la pérégrination intertextuelle du Manuscrit trouvé à Saragosse que se situent les deux articles suivants. Anna Wasilewska analyse les rapports entre Potocki et l’OuLiPo. Elle s’attache particulièrement à déjouer les correspondances entre Potocki, Calvino et Queneau, notamment dans la quête d’une écriture capable de saisir une réalité protéiforme et changeante. Kinga Miodońska-Joucaviel s’attarde quant à elle à déchiffrer les liens entre Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki et Manuscrit égaré à Saragosse de Krzysztof Rudowski. Elle met particulièrement en lumière les nombreux points communs structurels entre les deux romans ainsi que leur côté baroque.

Ce sont plutôt les pérégrinations théâtrales de Potocki qui retiennent l’attention de Marek Dębowski qui analyse plus précisément l’influence du théâtre français sur les parades, le proverbe et la comédie mêlée d’ariettes de l’auteur pour en révéler l’originalité. Marcin Maron préfère dévoiler les contextes cachés de l’adaptation cinématographique du Manuscrit trouvé à Saragosse de Wojciech Has. Dans le roman de Potocki, l’histoire est transformée en narration; dans le film, la narration est transformée en poésie, elle-même considérée comme mise en puissance des forces créatrices. Ainsi la tentative dans le roman de reproduire l’unité du monde trouve son écho dans le film, appréhendé comme tentative d’unification des dimensions diverses du temps.

Enfin Frédéric Sounac analyse dans un article magistral la confrontation du Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1804) avec sa réputation de texte polyphonique. Il soumet l’hypothèse qu’il s’agit d’un roman moderne à l’idéalité musicale. Il relève non seulement une conformité du roman de Potocki avec le concept bakhtinien de polyphonie, mais aussi une technique narrative évoquant le contrepoint qui le dote des qualités spécifiques au projet romantique. Ainsi, l’ouvrage a le grand mérite de souligner combien chez Potocki, les voyages dans le temps à travers la quête perpétuelle des origines des peuples s’allient aux déplacements dans l’espace du voyageur insatiable, ainsi qu’aux pérégrinations intertextuelles, dans un cheminement idéologique, philosophique, politique, artistique.

Emilie Klene
Université Montpellier 3
Volume 42. 3-4
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