Wicky on Briot (2015)

Briot, Eugénie. La Fabrique des parfums: naissance d’une industrie de luxe. Paris: Vendemiaire, 2015. Pp. 410. ISBN: 978-2-36358-171-6

En livrant le fruit de recherches très approfondies sur le parfum, Eugénie Briot comble un vide important dans l’histoire du XIXe siècle. Malgré l’impulsion donnée au nouveau champ de recherche qu’est l’histoire de la culture olfactive, en France, par l’historien Alain Corbin (Le Miasme et la Jonquille, 1987), par l’anthropologue Annick Le Guérer (Le Parfum: des origines à nos jours, 2005) et par la philosophe Chantal Jaquet (Philosophie de l’odorat, 2010), l’histoire du parfum reste relativement peu explorée. La contribution de Briot à ce domaine s’inscrit dans le développement considérable qu’ont récemment connu les Sensory Studies dans le contexte anglo-saxon et qui a notamment donné lieu, cette année, à la parution de la synthèse de Jonathan Reinarz: Past Scents: Historical Perspectives on Smell.

Consacrés à l’histoire culturelle du parfum, les premiers chapitres du livre montrent bien ce que l’auteure doit à l’ouvrage d’Alain Corbin, mais aussi en quoi elle s’en distingue, tout d’abord parce que le parfum s’apparente à une catégorie singulière, construite, d’odeur, mais aussi parce que l’étude ne porte pas exclusivement sur les conceptions et les représentations du parfum. En effet, l’ouvrage, qui est avant tout consacré aux progrès de l’industrie du parfum, à son essor commercial et à sa démocratisation au XIXe siècle, analyse tous les aspects de la parfumerie, depuis la production des matières premières jusqu’à la diffusion et l’exportation du produit fini. Ainsi une grande partie du livre est consacrée à l’analyse de sources liées à l’industrie et au commerce de la parfumerie, incluant, entre autres, les comptes rendus des diverses expositions universelles, les archives de l’enregistrement des brevets ainsi que celles des syndicats et des jurandes, les documents légaux concernant la taxation de l’alcool, ou encore les archives comptables.

La grande diversité des sources premières et secondes (l’ouvrage est complété par une bibliographie) convoquées dans ce livre qui est tiré d’une thèse de doctorat (Conservatoire national des arts et métiers) revêt, en soi, un grand intérêt, mais cet intérêt est considérablement augmenté par la qualité de l’interprétation. Les chiffres sont toujours mis en perspective (en particulier lorsqu’il s’agit de prix) de manière à nuancer leur apparente évidence et à préciser les conditions sociales de l’accès au parfum ou les succès de son exportation à l’étranger. Les catalogues de parfumeurs, par exemple, font l’objet d’une lecture très précise, attentive non seulement à l’évolution des gammes, mais aussi à celle des formats et des types de flacons, des modalités de classement des produits, des illustrations, des prix, etc. Le statut social des parfumeurs, quant à lui, est envisagé à travers les charges politiques briguées par certains d’entre eux ainsi que par leurs actions philanthropiques, sans que ne soit perdue de vue la référence à César Birotteau. En effet, les sources littéraires sont très souvent convoquées, en particulier dans les chapitres dédiés à l’histoire culturelle du parfum et, donc, à sa réception. Zola, Huysmans, les Goncourt ainsi que beaucoup d’autres auteurs aux noms moins familiers aujourd’hui y sont abondamment cités.

Sans trancher si l’offre commerciale détermine les usages et les modes ou bien si, au contraire, ces derniers gouvernent le marché, l’auteure établit plusieurs liens entre les progrès de l’industrie et les habitudes des consommateurs. À ce titre, le développement de parfums de synthèse par l’industrie chimique se présente comme un des facteurs les plus marquants de la modernisation et de la démocratisation de la parfumerie. La synthèse de l’héliotrope blanc et celle de la violette se sont ainsi accompagnées d’un engouement dont on identifie la trace dans les textes littéraires de l’époque. De même, le nom choisi pour de nombreux parfums participe de l’anglomanie de l’époque. Les stratégies commerciales mises en place par les parfumeurs sont aussi précisément détaillées, dans un parcours retraçant l’évolution de la parfumerie de l’hygiène vers le luxe, cheminement qui se clôt avec l’alliance, au début du XXe siècle, de la parfumerie et de la haute couture.

La Fabrique des parfums est donc un ouvrage riche et passionnant, dont la lecture est à recommander non seulement pour le panorama complet qu’il offre, mais aussi pour les pistes de recherche qu’il ouvre. On peut cependant regretter l’absence d’une thèse forte autour de laquelle pourraient converger toutes les informations historiques et s’articuler souplement l’histoire industrielle et commerciale avec l’histoire culturelle. Il s’agit là de l’un des nombreux défis que doit encore surmonter l’histoire d’un objet aussi insaisissable et éphémère que le parfum.

Érika Wicky
Université de Liège
Volume 44.3-4