Shehata on Fraisse (2012)
Fraisse, Luc. L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust. Paris: Presses de l’université Paris-Sorbonne (PUPS), 2012. Pp. 1332. ISBN: 978-2-84050-835-9
Dernier ouvrage d’une longue série que Fraisse lui consacre, L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust apporte un nouvel éclairage au rapport complexe de Proust à la philosophie. Par “éclectisme,” Fraisse n’entend cependant nullement souscrire Proust à l’école éclectique connue depuis l’antiquité et redéfinie en France par Victor Cousin au dix-neuvième siècle, mais plutôt qualifier son attitude générale vis-à-vis de la philosophie. Si dans son œuvre Proust passe en revue un nombre considérable d’hypothèses et de systèmes philosophiques, il ne cherche point à les concilier mais le plus souvent à en démontrer les insuffisances avant d’ériger sa propre doctrine: l’éclectisme proustien n’est donc pas une somme d’écoles fragmentées mais “un chemin personnel frayé au milieu de nombreux systèmes.”
Proust arrive à la littérature avec une formation solide en philosophie, reçue au cours de ses études: c’est ce bagage jusque-là ignoré par la critique que Fraisse choisit en premier lieu d’interroger, se penchant sur les manuels scolaires et universitaires de l’écrivain comme sur les cours de ses professeurs (notamment sur le cours de Darlu, le manuel scolaire de Rabier, ainsi que les cours et le manuel de Janet et Séailles à la Sorbonne). L’examen de ce matériel nous révèle au départ l’horizon dans lequel émerge la pensée de Proust: les théories et les systèmes tels qu’on les lui avait exposés, les ouvrages qu’il avait lus et ceux qu’il ne connaissait probablement que de seconde main, par l’intermédiaire de ses professeurs (les trois Critiques de Kant éventuellement).
Dans la seconde partie de son étude, Fraisse sonde les multiples thèmes et structures de La Recherche qui résonnent avec le patrimoine philosophique et s’inscrivent dans l’horizon de ses débats. La scène d’ouverture du roman donne déjà corps à un nombre considérable de ces problématiques, depuis la question de l’origine de la pensée à celle de la conscience et du moi, au rapport entre l’esprit et le corps ou entre l’espace et le temps, à la question de la mémoire. D’autres interrogations suivront, permettant à Proust de dialoguer avec cet héritage philosophique, de s’en séparer et de le dépasser là où ce dernier se trouve devant des impasses: il transcende les théories associationistes par sa distinction des deux formes de mémoire.
L’étude s’arrête ensuite plus spécifiquement à certains philosophes dont les doctrines constituent des sortes de sillages reconnaissables dans l’œuvre proustienne: Leibnitz, Schopenhauer, Kant, Tarde, et Bergson parmi d’autres. Fraisse remet cependant en question l’influence présumée de ces philosophes en vue d’en mesurer la vraie portée, prêtant autant d’attention à la manière dont Proust se sépare pour innover. Il nous invite à reconsidérer certaines filiations revendiquées par la critique, telle celle entre Proust et Schopenhauer dont nous ne saurions dire au fond si elle est intérieure à l’œuvre ou extérieure, de notre propre projection. Son analyse dévoile de même maints détails généralement peu connus: nous pourrions en citer ici l’influence de Rabier sur Bergson, susceptible à son tour d’expliquer la proximité souvent notée de Proust et Bergson.
Cette étude—une des plus exhaustives à ce jour—constitue un document précieux pour appréhender la question de la philosophie dans l’œuvre de Proust. Elle incite à refuser toute lecture le plaçant sous une influence univoque quelconque, qu’elle soit celle de Platon, de Leibniz, de Schelling, de Bergson ou autre: la voix de Proust se fraie un chemin et s’élève au milieu et au-delà d’un complexe concert de voix. Cette analyse offre également l’intérêt de ne jamais perdre de vue l’intensité de la force créatrice de Proust, soulignant que là où il acquiesce et opte pour certaines doctrines, sa création littéraire est d’une telle puissance qu’elle dépasse de loin et rend méconnaissables les théories philosophiques qui l’avaient inspirée. Ainsi, avance Fraisse à titre d’exemple, la philosophie de l’induction de Lachelier qu’adopte Proust ne pouvait-elle et ne laissait-elle en rien prévoir le narrateur anonyme de La Recherche.