Pinson on Aurenche (2002)

Aurenche, Marie-Laure. Édouard Charton et l’invention du Magasin pittoresque (1833-1870), Paris, Champion, 2002, Pp. 534. ISBN 2-7453-0664-2

Paru en 2002, l’ouvrage de Marie-Laure Aurenche s’inscrit dans le renouvellement des études de la presse au xixe siècle, tel qu’on peut le sentir depuis quelques années. La recherche actuelle (autour de noms tels que Corinne Saminadayar-Perrin, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant et bien d’autres) plonge résolument dans le continent périodique trop longtemps englouti. Travail difficile car ces plongées en apnée demandent beaucoup de souffle tant le dépouillement à faire est vaste, mais les rétributions en terme de découvertes et d’avancées de la recherches sont immenses. Edouard Charton est le résultat éclatant d’une telle entreprise qui se donne pour ambition d’éclairer l’œuvre d’un publiciste de génie, à l’égal sans doute des Girardin (La Presse), Villemessant (Le Figaro), Millaud (Le Petit journal) ou Meyer (Le Gaulois). À terme, ce sont des pans entiers de l’imaginaire social du xixe siècle qui remontent enfin à la lumière.
           

Aurenche propose une passionnante enquête qui se fonde sur la biographie d’Édouard Charton, enquête qui s’apparente par son esprit à ces thèses de naguère qui portaient sur la vie et l’œuvre d’un auteur. Une telle perspective s’avère ici parfaitement fondée tant on ne savait rien d’un publiciste et entrepreneur comme Charton, et on se prend dès lors à espérer que des recherches subséquentes éclaireront de la même manière d’autres trajectoires dignes d’intérêt.  Né dans une famille de la petite bourgeoisie de Sens, Charton fait ses études à Paris où il croise les milieux philanthropiques puis saint-simoniens qui vont le marquer à jamais. Il fait ses premières armes de journaliste dans les bulletins de la Société pour l’Instruction élémentaire et de la Société de la Morale chrétienne dans les années 1820, puis intègre l’Église saint-simonienne à la veille de la monarchie de Juillet et devient prédicateur. Si le schisme de 1831 divise le mouvement et provoque le retrait de Charton, c’est néanmoins avec l’héritage de son engagement – qui mélange bienfaisance, émancipation des femmes, convictions républicaines, foi dans le progrès, droits du peuple . . . – que Charton lance le Magasin pittoresque en 1833. La biographie du jeune Charton et la présentation de sa formation intellectuelle composent les trois premiers chapitres du livre d’Aurenche.
           

L’historienne plonge ensuite dans l’aventure journaliste proprement dite de Charton. Pour ce faire, elle dresse le portrait de la presse à bon marché au début de la monarchie de Juillet, marquée notamment par Émile de Girardin et le Journal des connaissances utiles (1831) dont les visées éducatives et morales vont inspirer Charton. Mais c’est d’Angleterre que pour Charton, comme bien souvent en matière de presse, l’inspiration décisive va venir, et Aurenche est ici totalement convaincante lorsqu’elle démontre que le “chaînon manquant” (129) entre leJournal de Girardin et le Magasin de Charton est le Penny Magazine, né à Londres en 1832. Aurenche s’emploie ainsi à démontrer tout ce que le Magasin pittoresque doit à son homologue anglais, en terme de mise en page, d’importation de stéréotypes pour les illustrations, de variétés des sujets abordés et de faible coût d’abonnement. C’est ensuite l’histoire de la fondation du Magasin, son équipe rédactionnelle, l’alliance avec l’imprimeur Alexandre Lachevardière, la mise en place d’un réseau fiable d’illustrateurs et de graveurs, le contenu des premières livraisons, la mode du “pittoresque” et les succès de la publication, qui sont notamment retracés. On ne peut ici qu’évoquer la richesse des informations que fournit le travail d’Aurenche dans ces chapitres quatre à sept, qui plongent résolument dans “la matière du Magasin” (213).
           

Un dernier ensemble de chapitres, huit à douze, porte sur les autres entreprises éditoriales d’Édouard Charton, qui a aussi participé à la fondation de L’Illustration en 1843, autre institution dans le paysage culturel français du xixe siècle. Après le bref engagement politique de Charton entre 1848 et 1851, le second Empire est pour lui (comme pour bien d’autres, on le sait) le retrait de l’action politique. Charton revient alors à son engagement de toujours, celui qui vise l’instruction générale grâce à l’imprimé. Il lance ainsi L’Almanach du Magasin pittoresque à partir de 1851, Les Voyageurs anciens et modernes entre 1854 et 1856, L’Histoire de France par les monuments en 1859, fonde Le Tour du monde en 1860 en s’alliant avec Louis Hachette, relation fructueuse qui le mène enfin à diriger la collection de la Bibliothèque des merveilles en 1864. Édouard Charton meurt le 27 février 1890. Le Magasin pittoresque lui survivra jusqu’en 1914 et est aujourd’hui accessible en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.
           

Accompagné de nombreuses illustrations et annexes, l’ouvrage de Marie-Laure Aurenche est d’une irremplaçable richesse. Espérons qu’il suscitera des vocations tant il reste à explorer dans les aventures médiatiques du xixe siècle.

Guillaume Pinson
Université de Montréal
Volume 37