Weber on Ringuedé (2021)
Ringuedé, Yohann. Une crise du moderne: Science et poésie dans la seconde moitié du XIXème siècle. Hermann, 2021, pp. 540, ISBN 979-1037006899
Yohann Ringuedé, dans son ouvrage Une crise du moderne: Science et poésie dans la seconde partie du 19ème siècle, entreprend d'interroger les différentes manières dont les pratiques poétiques dialoguent avec celles des sciences, battant en brèche l’idée reçue selon laquelle la spécialisation des savoirs aurait donné lieu à une désalliance définitive entre les deux types de discours. Pendant la seconde partie du XIXe siècle, plusieurs poètes majeurs (Baudelaire, Ducasse, Rimbaud, Laforgue) et moins célébrés aujourd'hui (Ghil, Fort, Richepin, Prudhomme entre autres) s'inspirent de connaissances et de démarches scientifiques en pleine mutation pour renouveler non seulement les thèmes mais aussi les formes de la poésie moderne. À partir d'une approche épistémocritique inspirée de Michel Piersens, Ringuedé cherche à mettre à jour “un double jeu d'influence” : de la science sur la poésie, et de la poésie sur la science. L’un des intérêts de l’étude de Ringuedé tient ainsi à l’attention qu’il apporte aux différents aspects formels de cette prise en charge, qu’il s’agisse de la versification, du genre, de la tonalité du discours ou des postures d’auteurs.
Dans la première partie du livre, Ringuedé fait la part belle aux modes mineurs et comiques sur lesquels la science est chantée par des poètes de la seconde partie du XIXe siècle. L’accélération des progrès scientifiques et la crise du sujet lyrique ont rendu désuette toute tentative de chanter la science sérieusement, sur le mode de Delille ou de Hugo. Si la poésie scientifique prolifère, c’est de façon détournée, par le biais de l’ironie ou de l’humour. Ringuedé établit ainsi un jeu d’échos intéressant, dans le premier chapitre, entre les vers maladroits de poètes-médecins et la production ironisante de poètes comme Laforgue et Richepin. Dans le deuxième chapitre, l’étude aborde la veine satirique de poètes fantaisistes (Cros, Louÿs, Allais, Ponchon) en discutant les différentes manières dont les jeux poétiques mettent à mal l’autorité du discours scientifique. Descendue du piédestal où les romantiques l’avait installée, la poésie prend alors sa revanche, au moyen de la satire, sur la discipline scientifique. C’est surtout à la pompe d’un vocabulaire hermétique que Cros et Louÿs s’attaquent, en dramatisant la perte de sens dans le langage scientifique par jeux de mots et surenchère d'allitérations. Ringuedé se penche ici de près sur toutes les techniques de versification sollicitées pour faire du technolecte un matériau poétique. Il fait aussi valoir le génie rabelaisien qui traverse la poésie fantaisiste de cette époque où les infections vénériennes et autres hypertrophies génitales deviennent les agents héroï-comiques de scènes bouffonnes.
Il faut attendre en fait le troisième chapitre sur la poésie épique pour qu’on assiste à la première discussion d’un impact positif des sciences modernes sur la poésie. Dans une analyse très éclairante d’œuvres de Cazalis, Bouillet et Paul Fort, Ringuedé discute la manière dont la biologie évolutionniste renouvelle un genre épique pourtant tombé en désuétude après Hugo. Alors qu’il n’est plus question de chanter la fondation d’une nation glorieuse, la science s’impose à certains poètes comme vecteur d’épopée dans la mesure où elle révèle, sous l’égide de Darwin, l’évolution du principe vital. L’évolutionnisme inspire aux poètes de nouvelles manières de raconter le monde. Chez Cazalis, les ressources du lyrisme sont aussi mobilisées pour évoquer les états antérieurs de la vie et de l’humanité, donnant lieu à une identification insolite entre le moi du poète et la voix de la vie.
Ponctué d’une relecture darwinienne de La Légende des siècles de Hugo, ce chapitre instructif constitute une excellente transition vers la partie la plus riche de l'étude de Ringuedé: celle qui concerne le renouvellement des poétiques symbolistes et post-symbolistes chez les poètes majeurs de la fin du siècle (Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Laforgue) comme chez des figures moins souvent commentées (Prudhomme ou Louise Michel notamment). On passe ici d’une poésie qui chante la science à une poésie qui prend acte des progrès de la science, comme de ses lacunes, ou de ses oublis. Chez Baudelaire, il est ainsi question de la pensée mathématique du poème comme de l’usage subversif du discours psychiatrique dans certains textes du Spleen de Paris. Chez Rimbaud et Laforgue, Ringuedé fait valoir la prolifération de termes d'anatomie et de botanique qui contribuent à problématiser le sujet lyrique, à en révéler le caractère composite ou “hors de soi.” La partie du chapitre consacrée à Isidore Ducasse est particulièrement réussie: Ringuedé y démontre que Ducasse, dans les Chants de Maldoror et les Poésies, utilise le langage scientifique non seulement pour tourner en dérision une certaine poésie romantique, mais aussi pour créer une poétique nouvelle. Ainsi l’observation du vol des étourneaux sert-elle, dans le dernier chant de Maldoror, à la théorisation d’une poétique du tout chaotique, où un mouvement unitaire est engendré alors même que chacune des parties du tout semble occupée à sa propre orientation. L’influence de la science sur la poésie se traduit alors, chez Lautréamont comme chez d’autres symbolistes, par une remise en cause de la conception hégélienne du sujet lyrique comme un tout refermé sur lui-même.
Le dernier volet de cette étude concerne les sciences du vers qui s'esquissent à la fin du XIXe siècle, c’est à dire les multiples tentatives d’aborder le vers comme un organisme vivant et la lecture de poésie comme un procédé physiologique. Ringuedé suit les ramifications de ce paradigme jusqu’au célèbre essai de Mallarmé “Crise de Vers,” même si dans ces quelques pages l'auteur peine à (se) convaincre de la pertinence du motif biologique, tant il est vrai que Mallarmé excelle dans l'usage ironique des discours spécialisés (musique, biologie, économie politique…). Davantage que ces pages sur Mallarmé, la tentative de réhabiliter René Ghil en fin d'ouvrage a de quoi intéresser. Alors que René Ghil n’est le plus fréquemment cité que comme un symboliste de second ordre, Ringuédé fait valoir la cohérence de son système de correspondances synesthétiques.
Même si la richesse de la matière traitée contraint parfois un peu le développement des micro-lectures, Une crise du moderne apporte une contribution importante à la discussion des rapports entre science et poésie, et remet en cause la thèse simpliste du mépris réciproque. L’ouvrage de Ringuedé s’impose comme une étude stimulante et ingénieuse qui intéressera autant pour les perspectives nouvelles qu’elle dégage sur la poésie symboliste que pour la manière érudite dont elle documente la dissémination des sciences du vivant dans les lettres modernes.