Ehrhart on Dessy (2015)

Dessy, Clément. Les Écrivains et les Nabis: la littérature au défi de la peinture. PU de Rennes, “Art et société,” 2015, pp. 282, ISBN 978-2-7535-3617-3

À partir d’un travail d’archive minutieux et de documents visuels de choix, l’étude de Clément Dessy, Les Écrivains et les Nabis: la littérature au défi de la peinture, invite à repenser les rapports entre peintres et écrivains au cours de la décennie 1890. Cette monographie s’inscrit dans une démarche sociologique instituée par Pierre Bourdieu, Nathalie Heinich ou Philippe Hamon et dans la lignée des travaux de Juliet Simpson et Françoise Lucbert. Ce travail prend ses distances avec plusieurs idées préconçues sur les collaborations entre artistes et écrivains. L’auteur observe par exemple que le soutien apporté aux artistes par des personnalités du monde littéraire peut naître d’un choix stratégique et n’est pas seulement motivé par la défense d’une démarche esthétique originale ou la mise en avant d’un artiste peu connu. Une lettre d’Alfred Vallette, le directeur du Mercure de France, à Albert Aurier met au jour la tactique des écrivains et des éditeurs destinée à asseoir une nouvelle poétique littéraire: “il faut absolument que nous pénétrions dans le monde des peintres assez calés” (64). D’ailleurs, à cette époque, les Nabis ont déjà une légitimité artistique, sur laquelle Dessy s’appuie pour identifier l’intérêt des auteurs pour ce groupe, sans pour autant réduire leur attention à une démarche purement utilitaire.

Préfacé par Patrick McGuinness, le livre se divise en huit sections. D’abord, Dessy identifie la “présence littéraire des Nabis” dans différentes revues littéraires et au Théâtre de l’Œuvre, une institution qui a réellement participé à l’exposition médiatique des peintres. Les revues ont chacune une ligne éditoriale précise: le synthétisme est à l’honneur dans La Revue Blanche, qui ne laisse place à aucun autre groupe artistique, tandis que d’autres revues comme Le Mercure de France font le choix de mettre en avant des groupes et des courants esthétiques divergents. Dans la section “L’attrait de la nouveauté,” Dessy revient sur le terme “symboliste”—avant et après Albert Aurier—favorable ou non à l’art nabi de divers auteurs, de Sâr Péladan à Camille Mauclair. Dans “Repenser le rapport entre peintres et écrivains,” Dessy montre que certains artistes comme Paul Gauguin et Odilon Redon, bien conscients des relations de pouvoir dans lesquelles ils étaient pris, ont cherché à se détacher de l'emprise textuelle tissée par certains écrivains à leur égard. L’auteur analyse ensuite un cas “unique,” la collaboration d’André Gide et de Maurice Denis sur Le Voyage d’Urien, en 1893; Gide a été particulièrement attentif à son rapport avec Denis et il a renouvelé le rapport entre peintre et écrivain. Si Denis et Gide, ou encore Jules Renard et Félix Vallotton, sont présentés comme égaux sur les projets auxquels ils ont collaboré, le livre Les Vierges, Les Tombeaux (1895) de Georges Rodenbach et József Rippl-Rónai met en avant le dessin en confiant le travail d'illustration à l'écriture. La quatrième section, “Relier la diversité,” précise que les auteurs associés aux Nabis ne composent pas un groupe, au contraire des peintres, mais que le transfert de modes d’expression picturaux à la littérature a contribué à la création d’une avant-garde culturelle, au-delà des disciplines.

Chez les Nabis, les couleurs “s’enflamment,” la ligne “s’insurge” et les formes, souvent décrites comme primitives, retournent à la simplicité. Il y a une forme de “désapprentissage” (118) des techniques picturales qui attire les auteurs. Dessy se penche sur les différents termes, formes et tons que l’on retrouve à la fois chez les peintres et les écrivains, en s’appuyant sur des exemples précis. Dans “Voir par l’écriture,” il discute, à partir des analyses de W.J.T. Mitchell, la manière dont les auteurs “font image” dans l’écriture. Il propose d’ailleurs une magnifique analyse d’André Gide et du paysage d’âme (134 et suivantes). “Annoncer la couleur” se focalise sur Gauguin et son désir de délivrer la couleur de son référent réel, de la rattacher aux sensations du peintre. Le théâtre, lieu privilégié d’une réflexion sur les couleurs et leur rapport aux mots, permet de raviver divers débats sur le réalisme et la vision. Voyelles (1872) d’Arthur Rimbaud, Les Amours jaunes (1873) de Tristan Corbière ou l’œuvre poétique de Paul Fort, rarement analysée, sont autant d’explorations et d’illustrations du rapport complexe qui existe entre écrivains et artistes, et d’exemples qui rendent compte de l’émancipation de la couleur et de son importance dans la réflexion créatrice littéraire. Dans “Filer l’arabesque,” l’auteur s’interroge: l’arabesque ou encore la ligne sinueuse ne seraient-elles pas, aux côtés de la couleur, d’"autres notions anti-littéraires”? Le terme, utilisé pour la première fois par Gauguin en 1895, “conditionne désormais la réception critique du style synthétiste” (190) et illustre un certain mysticisme, que l’on retrouve chez Claude Debussy ou Alfred Jarry et qui est souvent associé à la création de figures animales et végétales fantasmatiques. La dernière section, “Le rythme décoratif,” se concentre sur la notion de rythme dans le travail de Gauguin et Denis et revient sur la manière dont Stéphane Mallarmé et Gustave Kahn émancipent la langue de manière ludique par le vers libre et le monologue intérieur. À la suite de Laurent Jenny, Dessy remarque que la musique a jeté un pont entre peinture et littérature. Enfin, l’ouvrage se clôt sur un épilogue réservé à Paul Percheron, qui propose de se demander à quelles conditions l’idée d’un “Nabi-écrivain” peut exister.

Dessy relève le défi d’approcher ce sujet interdisciplinaire avec rigueur; le Prix du Musée d'Orsay lui a d’ailleurs été décerné en 2012. La force de son travail repose sur une navigation adroite parmi les archives et les concepts, offrant ainsi une vision complète des dynamiques entre auteurs et Nabis, qu’ils soient considérés comme mineurs ou majeurs. De surcroît, son étude éclaire et complexifie la lecture de certains motifs, en analysant leur développement et la manière dont ils ont trouvé une place durable dans des discours picturaux et textuels.

Liliane Ehrhart
Princeton University
Volume 47.1–2