Lerme on Gardini (2015)
Gardini, Michela. Joséphin Péladan: esthétique, magie et politique. Classiques Garnier, 2015, pp. 208, ISBN 978-2-8124-3101-2
Ambitieux et méticuleux, le livre de Michela Gardini participe de cette tendance récente de réhabilitation du pape oublié du décadentisme, Joséphin Péladan, souvent pointé du doigt pour ses excentricités. En constante “théâtralisation du moi” (7), le Mage Mérodack (titre du protagoniste de son “éthopée” La Décadence latine dont l’auteur se gratifia lui-même) œuvrait pour un changement utopique des sociétés européennes méridionales vues comme dégénérescentes, par l’entremise d’un gouvernement élitiste anti-bourgeois et versé dans l’ésotérisme. Dans son étude de l’influence pendulaire de l’obsession de Péladan pour un occultisme éclectique—hybride d’hermétisme catholique et de rites orientaux où la magie sert la réalisation de soi—et sa création esthétique, Gardini envisage son sujet comme héraut d’un futurisme avant-gardiste. L’originalité du personnage résiderait dans la confusion des identités de l’homme et de l’auteur, avec pour toile de fond perpétuelle le talent de la controverse.
Le premier chapitre insiste sur sa versatilité et son idiosyncrasie. Prodige en communication et grand manipulateur de la presse, le Sâr—statut honorifique assyrien qu’il se conféra—instrumentalisa son image au profit de sa carrière. Cible privilégiée des caricaturistes, il fut néanmoins loué par des littérateurs tels que Jules Barbey d’Aurevilly, préfacier du Vice suprême (1884), André Breton ou encore Thomas Mann qu’il aurait inspiré pour son Doctor Faustus (1947). Artiste aux masques divers, orchestrant un moi fantasque dans les lettres et les arts, l’auteur incarnait sa fiction à travers une écriture que Gardini qualifie d’“iconique” (37). À cet égard, le lecteur appréciera les treize illustrations qui émaillent le chapitre et symbolisent cet entrelacement de l’esthétisme et de l’existence qui caractérise la figure du Sâr. L’Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal, groupe artistique et ésotérique fondé par l’auteur, offrit d’ailleurs une tribune à des peintres symbolistes comme Fernand Khnopff, lors de Salons. Malgré cette ardeur prolifique, ou à cause de celle-ci, le jeu du dandy Péladan se retourna contre lui et lui valut une condamnation à l’ostracisme, puis à l’oubli, lors de la période structuraliste.
L’austérité de son idéalisme—thème du chapitre deux—explique potentiellement l’accueil sévère qu’il reçut de la part de ses contemporains. À travers son mépris des biens terrestres, Péladan cherchait à transcender la dichotomie entre surnaturel et science. La découverte de la radioactivité par les Curie le conforta dans l’idée que les principes scientifiques et magiques ne pouvaient être désolidarisés. Dans sa conceptualisation de la magie “sublimatoire,” que Gardini rapporte à la tradition hermétique de la Renaissance, le mage, adversaire de la patrie à laquelle il opposait une “Matrie” universelle catholique, souhaitait racheter la “latinité” qui s’était fourvoyée dans la médiocrité et le mercantilisme, amorçant par-là le crépuscule de l’Occident. Nostalgique des temps bibliques où le mage et le prêtre ne faisaient qu’un, il ne cessa d’être séduit par les rituels de la liturgie catholique et la puissance injonctive du sacerdoce.
“La Magie au pouvoir,” titre du troisième chapitre, poursuit l’exploration des pistes esquissées dans le chapitre précédent, notamment des ramifications politiques de l’esthétisme péladanien. Aussi extravagants qu’ils aient pu paraître, les Rose+Croix nourrissaient une veine politico-sociale subversive et réformatrice dont l’objectif était d’instaurer, concrètement, un État d’élus dans l’État. S’inspirant des savoirs occultes des Templiers et de leur résistance face à une institution corrompue (l’Église), ces élus, des mages chargés de l’édification et du commandement d’une humanité nouvelle, prônaient une unité supranationale soudée par une religion initiatique. Avec prudence et finesse, Gardini établit des parallèles entre la pullulation de ce type d’assemblées obscures et l’avènement du Troisième Reich dont la posture idéologique et culturelle émanait de “cercles occultistes” (127), comme la Thulé. Cependant, Péladan, quoique chef charismatique aux prétentions de surhomme, se restreignait à son cénacle et n’entravait pas, contrairement à Hitler, la liberté décisionnaire de ses membres.
Ce livre fort d’un esprit de synthèse efficace—une prouesse lorsque l’on s’est confronté à l’ampleur de la bibliographie de Péladan et à certains préceptes abscons—jettera la lumière sur un écrivain trop souvent négligé et relégué, injustement, au rang d’histrion trop original. On se permettra toutefois quelques réserves. Il est tout d’abord dommage de ne pas avoir développé davantage la place des femmes dans la littérature péladanienne. Certes, Gardini mentionne la subordination du féminin au masculin, de la “fée,” ou muse préciserons-nous, au mage, mais que faire de romans comme Mélusine (1895) où le personnage éponyme semble dominer le poète androgyne habituellement idéalisé? Un examen plus approfondi du traité Comment on devient fée (1893) aurait nuancé certaines assertions. Finalement, un commentaire des trois articles annexes de Péladan sur le radium, aussi succinct soit-il, aurait été un complément bienvenu à la théorie du fluide universel exposée dans le deuxième chapitre. En dépit de ces bémols, l’ouvrage reste brillant par son accessibilité et redonne, avec brio, ses lettres de noblesse à un pilier du paysage littéraire français de la fin du XIXe siècle.