Armstrong on Glaudes and Pagès, eds. (2015)
Glaudes, Pierre, et Alain Pagès, éditeurs. Relire La Fortune des Rougon, Hommage à David Baguley. Classiques Garnier, 2015, pp. 337, ISBN 978-2-8124-6036-4
Rédigé par les meilleurs spécialistes de Zola, ce recueil de dix-huit essais consacrés à La Fortune des Rougon s’avèrera un indispensable bréviaire à qui voudra lire ou relire le célèbre roman des origines sur lequel se fonde la série des Rougon-Macquart. Dans une première partie intitulée “Influences et genèses,” tout est mis à contribution—dossier préparatoire, écrits journalistiques zoliens—pour traquer les multiples sources du roman et en éclairer la genèse. Colette Becker ouvre la réflexion en rappelant l’évolution scientifique de la pensée zolienne et les rôles joués par ces maîtres à penser scientifiques que furent successivement Émile Deschanel, Hippolyte Taine et Prosper Lucas. Claude Sabatier se tourne quant à lui vers les sources historiques du roman pour mettre en valeur les rôles d’hypotextes joués tant par l’Histoire de l’Insurrection du Var en décembre 1851 de Noël Blache que par la chronique de Zola consacrée à cet ouvrage.
Les influences littéraires font quant à elles l’objet de deux contributions. Romain Brethes démontre comment l’idylle de Silvère et Miette rejoint contre toute attente la pastorale de Daphnis et Chloé de Longus en partageant avec celle-ci une semblable méditation sur l’“anthropologie du désir” et la problématique de la nature et de la culture. Jacques Noiray apporte sa touche personnelle aux travaux que la critique zolienne a déjà consacrés à la pesante influence de Victor Hugo pour mettre en avant, au delà de la série d’intertextes hugoliens qui informent le roman, les différences entre Zola et son précurseur, ainsi le refus de l’hyperbole, et, par le biais de Silvère Mouret, le jeune républicain idéaliste, une “adhésion trop lyrique” (103) à ses personnages. Notons enfin, parallèlement à l’évocation de ces sources diverses, une réflexion plus générale sur les principes architecturaux et les non dits qui informent le roman des origines. Tandis qu’Alain Pagès met en lumière les principes d’une série qui permet des entrées multiples en même temps qu’elle s’organise autour de la verticalité (l’arbre généalogique) sans toutefois renoncer à l’image du cercle, Olivier Lumbroso remarque que les comptes rendus zoliens des œuvres qu’Amédée Guillemin consacre au système solaire servent de soupape à l’angoisse de l’infini que génère la nécessité de faire sortir du néant la série des Rougon-Macquart.
Sous le titre quelque peu inattendu d’“une tragédie familiale,” la seconde partie du recueil regroupe des essais qui réfléchissent pour la plupart à la mise en place des grands principes d’écriture des Rougon-Macquart. Ce second volet s’ouvre sur un essai d’Henri Mitterand qui envisage le premier chapitre du roman, socle de la série tout entière, comme une “partition d’ouverture” à la série, un véritable “texte-spectacle” (126) où sont mis à contribution des apports provenant d’autres formes artistiques. Claire Borde examine pour sa part l’évolution des modalités par lesquelles s’accomplit la mise à distance progressive de la figure du narrateur qui permet de naturaliser le descriptif. Si, pour Boris Lyon Caen, l’examen du processus de héroïsation du personnage de Pierre Rougon né de la “vertu réverbérante” (207) de la doxa et de la mise en scène de soi, débouche sur la déconstruction même de l’institution de héros, ce sont pour d’autres critiques les catégories du réel et du romanesque qui sont questionnées. Alors que l’écrivain souhaite tenir à distance le romanesque, ce dernier n’en est pas moins, pour Béatrice Laville, un des “constituants actifs” (189) du roman. C’est que le réel va parfois même jusqu’à être congédié dans ce roman où, comme le met en évidence Émilie Piton-Foucault, la fenêtre semble renier systématiquement la fonction d’ouverture au réalisme du monde qui lui revient dans l’univers naturaliste. Pour Céline Grenaud-Tostain la fiction s’articule sur une topique du renversement qui se décline par exemple dans le renversement chronologique, le retournement des actes, la carnavalisation du réel. François-Marie Mourad démontre quant à lui le rôle essentiel joué par le mot “fortune,” dont les divers signifiés, essaimés dans l’ensemble de la fiction, viennent saturer le champ lexical et enrichir l’univers fictionnel.
Consacré à l’écriture de l’histoire, le dernier pan de l’ouvrage explore en partie la mise en narration des sources scientifiques et historiques évoquées dans le premier volet. Après avoir établi un récapitulatif détaillé des discours scientifiques contemporains de la mise en chantier de la série et rappelé la dette de Zola à leur égard, Pierre Glaudes identifie “l’emprunte du socio-naturalisme zolien” (246) dans ces “lieux de sociabilité” (228) que sont la famille, la ville et l’association politique. C’est également un retour à l’histoire et à l’insurrection du Var que propose cette section. Ce roman où s’affrontent l’image du républicain idéaliste rendu grand par sa naïveté et celle du républicain dangereux emporté par ses appétits n’offre rien moins, pour Arnaud Verret, que la représentation historique des insurgés républicains. Sous la plume de Zola, le conflit d’Aups (le Sainte-Roure du roman) vu par certains comme une “escarmouche” (257) se transforme, selon Éléonore Reverzy, en une épopée négative qui met en avant le sacrifice par le biais d’une esthétique de la métaphore l’emportant sur une esthétique du détaillement. Enfin, vient aussi se surimposer à cette mise en fiction du coup d’état en province, l’histoire contemporaine de l’insurrection de la Commune. David Charles, qui révèle une fascinante symbiose entre la chronique zolienne de l’insurrection et ce roman aux allures d’“œuvre de circonstance” (288), souligne ainsi que Zola prend soin, pour la publication du roman en volume chez Lacroix en octobre 1871, de réviser le texte du feuilleton en fonction de ses craintes et désirs politiques.
De même que La Fortune des Rougon permet, comme le souligne Nicholas White dans l’essai clausule du recueil, de mettre en appétit le lecteur des Rougon-Macquart, cet ouvrage collectif consacré au roman, loin de clore la lecture et d’assigner un dénouement à la réflexion critique autour des origines, confirme la polysémie du texte et renvoie implicitement à la promesse de lectures encore inconnues.