Pillet on Manzini (2011)
Manzini, Francesco. The Fevered Novel from Balzac to Bernanos. Frenetic Catholicism in Crisis, Delirium and Revolution. London: School of Advanced Study / University of London, 2011. Pp. 264. ISBN: 978-0-85457-226-7.
Si l'originalité de l'étude de Francesco Manzini ne tient pas à la question du roman frénétique, elle s'impose par le fait d'y attacher le catholicisme et surtout le motif de la fièvre. Délimitant un réinvestissement continu de cette notion de Balzac à Bernanos allant même jusqu'au surréalisme, il démontre que bien plus qu'un symptôme physique, la "fièvre" par son application en littérature se fait le témoin privilégié du conflit qui oppose une conception religieuse et spiritualiste du monde, à une conception scientifique et positiviste. La fièvre en littérature s'associe, en outre, à une intrigue typique qui s'articule généralement autour d'une jeune femme pieuse déchirée par un conflit--entre les deux figures paternelles du médecin et du prêtre--, somatisé par des fièvres dont les causes sont tour à tour expliquées par les deux théories opposées.
À travers six auteurs (Balzac, Barbey d'Aurevilly, Zola, Bloy, Huysmans et Bernanos) et au cours de la période de cent ans qui s'étend de la chute de la Restauration à 1930, Francesco Manzini montre ainsi comment cette fièvre tout à la fois prolonge, informe et sert les discours littéraires, politiques, scientifiques et religieux de l'époque. De ce point de vue, le XIXe siècle est marqué par une modification profonde dans la conception des fièvres, sous l'impulsion notamment de Maistre et de sa théorie sur le mécanisme de réversibilité selon lequel d'innocentes volontaires expient, par des fièvres innommées, les péchés de la société (Révolution, athéisme et science) (27). À l'échelle collective, la fièvre correspond à la crise nécessaire à la société pour être purifiée et rachetée. La question des fièvres s'inscrit, en outre, au centre d'un conflit des sexes, puisque la fièvre--plus largement féminine et associée à l'intuition et à la foi--permettrait l'accès à une vérité inaccessible à logique et à la raison masculine.
Si c'est d'abord Balzac qui inaugure l'intrigue "fiévreuse" avec Ursule Mirouët, dont les fièvres s'expliquent par une expiation des péchés de ses ancêtres nécessaire à une régénération sociale et morale et par une combinaison des théories de Swedenborg, du Mesmérisme et du catholicisme, c'est surtout Barbey d'Aurevilly qui, dans Un prêtre marié, s'impose comme le premier romancier à combiner le frénétisme et le catholicisme autour du motif de la fièvre. Sur le modèle d'Ursule Mirouët, Calixte doit aussi expier les péchés de ses ancêtres et notamment de son père Sombreval, symbole du matérialisme et de la science des lumières dont Barbey cherche à montrer l'impuissance. En véritable martyre sacrificielle, Calixte, qui transporte dans son sang les péchés de son père, ne peut les purifier que par le sang théandrique du Christ versé au cours de la scène de sa mort où elle prend les traits de Jésus.
Loin du frénétisme et du catholicisme, le motif de la fièvre permet à Émile Zola de dénoncer les thèses de Barbey dans La Faute de l'abbé Mouret, véritable réécriture d'Un prêtre marié. Si, pour Zola le sang, porteur d'hérédité, impose un sacrifice nécessaire, la fièvre de Serge Mouret s'explique par une inflammation du sang par des lésions corporelles aussi bien que par les lésions d'une maladie mentale héritée de son arrière-grand-mère. Enfin, si Barbey voit la France comme une communauté spirituelle qui doit être purifiée par des fièvres mystiques volontairement contractées par des femmes expiatrices, Zola y voit, quant à lui, une communauté biologique, qui doit être soignée de ses fièvres héréditaires (129).
Le motif de la fièvre est aussi très fortement développé par Huysmans dans En rade qui apparaît en partie comme une parodie de La Faute de l'abbé Mouret et du matérialisme scientifique. Aussi enflammé que dans Un prêtre marié, le motif de la fièvre s'associe à des visions qui donnent accès à une lucidité nouvelle. Mais c'est surtout dans Sainte Lydwine de Schiedam qu'il développe l'idée de la nécessité d'une femme martyre expiant les péchés de la société du XIXe siècle, à l'image de ces saintes dans les ordres religieux dont la régulation entraîne une débâcle morale, spirituelle, politique et militaire (163).
Bloy, quant à lui, reprend la tradition aurevillienne d'un catholicisme hystérique qu'il a élevé au rang de psychose. À travers Le Désespéré et La Femme pauvre, la folie devient signe de sainteté et on atteint, notamment par l'image du feu, un paroxysme de la littérature "fiévreuse," puisque la fièvre n'y est pas seulement déployée en tant que motif, mais sert à alerter "le juste" de la présence de Dieu (194).
Enfin, le motif de la fièvre, largement influencé par ses prédécesseurs, prend avec Bernanos une dimension nouvelle en ce qu'il s'associe à la perte de l'âme liée à l'âge adulte. La fièvre de la jeunesse est en réalité salutaire à l'instar de celle de la sainte délirante ou de l'artiste frénétique catholique qui réussissent à rester jeunes dans l'esprit.
Ce parcours critique autour de la fièvre propose une nouvelle lecture d'une littérature qui n'est ni tout à fait frénétique ni véritablement romantique, mais qui cherche à fonder son existence propre par une fonction nouvelle qui consiste à offrir un accès à une réalité toute chrétienne et spirituelle qui s'oppose ostensiblement à la science et au matérialisme. La fièvre est dès lors un enjeu éthique, religieux et littéraire. Ces accès de fièvre, comme autant de réactions enflammées contre le rationalisme d'un siècle qui a éteint toute manifestation du sacré, explorent la radicalité du mal dans une intention apologétique.