Guibal on Reid, ed. (2013)
Reid, Martine, ed. Le Rouge et le Noir de Stendhal, Lectures critiques. Paris: Classiques Garnier, 2013. Pp. 246. ISBN: 978-2-8124-2086-3
Le Rouge et le Noir de Stendhal, Lectures critiques est un recueil de douze articles réunis par Martine Reid et divisé en trois grandes parties. L’objectif de cet ouvrage est “d’aborder la critique du Rouge et le Noir en en modifiant l’angle de vue” (8). C’est donc à un exercice de relecture que se sont prêtés douze universitaires de disciplines variées: littérature, histoire, philosophie, cinéma, histoire de l’art ou encore monde du livre.
La progression de l’ouvrage permettra au lecteur de se replonger dans la célèbre “Chronique de 1830” en partant des conditions mêmes de sa production et de sa diffusion. Plus généralement, c’est le contexte de la production livresque sous la Restauration qui est évoqué, avec d’une part les rapports entre auteur et éditeur, et d’autre part ceux entre roman et presse périodique. C’est ce que la première partie, intitulée “Le livre, la presse,” se propose de traiter, avec deux articles fort éclairants: “Le livre en 1830. Un monde en mutation” de Bruno Blasselle, et “Hypotextes, architextes et augures. Le feuilleté médiatique dans Le Rouge et le Noir,” de Marie-Ève Thérenty. Alors que Blasselle conclut de données historiques et factuelles que le premier grand roman de Stendhal n’obtint qu’un succès tout relatif (ce dont l’absence de réimpressions de son vivant semble attester), Thérenty montre en quoi celui-ci est parsemé de références journalistiques subtiles qui prouvent “l’indéniable parenté entre l’entreprise romanesque et la presse” (33). Ces remarques sur les considérations matérielles du livre et l’importance croissante de la presse permettent alors aux articles qui suivent de “s’appuyer sur de solides présupposés théoriques” (8), comme le précise Reid dans l’introduction de l’ouvrage.
La deuxième partie, “Questions de forme,” est composée de quatre articles. Ici nous entrons de plain-pied dans le roman. Andrea Del Lungo ouvre les festivités avec son “Entrer en Stendhalie. Sur l’incipit du Rouge et le Noir,” qui nous amène à revisiter le tout premier chapitre du roman, “Une petite ville.” Selon Del Lungo, l’instabilité narrative (due à la multiplicité des points de vue) si particulière à Stendhal et le brouillage des pistes par lui effectué mettent en évidence ceci: la Stendhalie ne se trouve pas là où on l’attend; elle est un point de fuite. Peter Brooks, auteur du second article, “Note secrète et coup de pistolet,” se base sur le long épisode de la note secrète pour montrer en quoi la notion de complot, omniprésente à l’esprit de Julien Sorel, est un moteur romanesque essentiel à l’intrigue. Le fameux “coup de pistolet au milieu d’un concert,” image du problème épineux de la politique dans le récit, trouve quant à lui sa résolution dans les coups de feu tirés à la fin du roman: “les derniers chapitres […], du coup de pistolet dirigé par Julien contre Mme de Rênal jusqu’à son exécution, prennent la place de la révolution non advenue” (70).
Dans le troisième article, “Le hasard, la providence et le monde laïc,” Susanna Lee analyse avec finesse le rôle prépondérant du hasard aux moments clés du parcours de Julien. Se basant sur La Théorie du roman de Georg Lukács, elle rappelle que la providence qu’on trouvait dans l’épopée a muté pour devenir, dans le roman, hasard, mais montre néanmoins que la fusion de la providence et du hasard opérée dans les oracles est “précisément l’objet du roman” (97). Enfin, pour clore cette deuxième partie relative à la forme, David Bell analyse cette notion difficilement cernable qu’est le tact, et dont Julien Sorel fait preuve à plusieurs reprises dans le roman. Bell établit ensuite un parallèle subtil entre le tact du héros et celui du romancier lui-même, obligé de “maîtriser le jeu infiniment délicat des relations sociales qui caractérisent le réseau culturel de plus en plus complexe des lectrices / des lecteurs d’une époque de bouleversements littéraires” (114), nous obligeant par là à revoir l’idée d’un Stendhal préoccupé seulement par son lectorat idéal posthume.
La troisième partie de ces Lectures critiques, qui réunit cinq contributions, est intitulée “Savoirs et représentations.” Y sont abordés des sujets aussi divers que la physiognomonie (“‘Lire la physionomie’ selon Stendhal,” de Jérôme Laurent), le problème de la représentation des sexes (“Représentations de la différence sexuelle,” de Martine Reid), les influences littéraires et artistiques, à la fois de Stendhal et de ses personnages (“La matière du pittoresque stendhalien,” d’Emmanuel Schwartz), la vérité historique par opposition au récit fictif (“Le Rouge et le Noir. Une image du clergé et de l’Église en ce premier tiers du XIXe siècle?,” de Nadine-Josette Chaline), ou encore l’importance de l’uniforme, véritable reflet des sentiments qui se cachent dessous (“L’uniforme du siècle en 1830,” d’Ann Jefferson). Ces cinq articles interrogent la représentation “réaliste” des choses et des êtres et montrent en quoi, si l’on remonte aux sources, on s’aperçoit que ce qui nous est présenté comme réalité (“âpre,” qui plus est) n’est en fait que la projection d’une certaine vision du monde propre à l’auteur.
En guise de coda, c’est sur une adaptation cinématographique du Rouge que se sont penchés Laurent Jullier et Guillaume Soulez, avec leur article intitulé “Tableau, élan, film. Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara (1954).” Cette méticuleuse analyse du film et du contexte de sa production éclairera le lecteur sur les liens entre cinéma et littérature dans les années 1950, mais également sur les “rapports de Stendhal et du cinéma […] à la politique.”
L’objectif de cet ouvrage, qui était d’effectuer une approche critique du Rouge d’un angle de vue différent, a été tenu. À une progression cohérente vient s’ajouter une diversité des approches bienvenue, et tout rougiste appréciera la richesse des références bibliographiques faites au fil des articles et réunies à la fin du volume. Et puisqu’il s’agit pour Reid et son équipe de relire l’un des chefs-d’œuvre du roman français du XIXe siècle, signalons pour terminer que ce recueil offrira par exemple un excellent complément au Relire le Rouge et le Noir paru la même année chez Classiques Garnier (dir. X. Bourdenet, P. Glaudes et F. Vanoosthuyse).