Moisan on Piva (2012)
Piva, Marika. Chateaubriand face aux traditions. Passignano: Aguaplano, 2012. Pp. 175. ISBN: 978-88-97738-19-0
L'ouvrage de Marika Piva place très justement l'œuvre de Chateaubriand à l'intersection de la tradition et de la modernité, et c'est là le grand intérêt de cette étude qui fait de l'auteur des Mémoires d'outre-tombe un passeur entre deux mondes, entre deux univers, et qui lui donne ce statut si particulier dans l'histoire de la littérature.
Tout au long des cinq chapitres de ce livre, Marika Piva montre tout d'abord comment Chateaubriand ne cesse d'entretenir un dialogue permanent avec les siècles précédents. À travers un examen détaillé et érudit du réseau complexe de citations qui parcourent les Mémoires, les récits de voyages ou les romans, Piva met en lumière le socle littéraire et idéologique de Chateaubriand. Le chapitre sur les citations de Montaigne dans les Mémoires, par exemple, qui répertorie les instances et les conditions particulières de la présence des Essais dans la texture narrative de Chateaubriand, nous révèle comment les deux textes à certains moments s'entremêlent. Ailleurs, ce sont les récits de voyages de Valery, de Le Normant ou du Tasse, parfois recopiés mot par mot, qui sont les sources touristiques avouées ou cachées des pages sur l'Italie dans les Mémoires. Et enfin, dans son examen des sources des Aventures du dernier des Abencerages, Piva met en évidence l'influence médiévale qui transite jusqu'à Chateaubriand à travers les romans mauresques.
Mais le travail de Chateaubriand ne se limite pas, et loin de là, à un simple recyclage de citations, ou de concepts littéraires traditionnels. Piva expose de façon précise comment, à travers un système élaboré de citations, d'autocitations, il ne cesse en effet de réécrire les textes, de revisiter les motifs, et tout son art réside dans ce que Piva appelle une "hybridation de l'écriture chateaubriandienne" qui, à la manière d'une mosaïque, reconstruit, réinvente et replace dans un contexte contemporain des figures en possible voie de désuétude. Ainsi, en même temps qu'un enchanteur, Piva, tout au long de son travail archéologique, révèle comment Chateaubriand est aussi un ré-enchanteur qui ne cesse de réactiver les énoncés de ses illustres ou inconnus prédécesseurs, voire même ses propres textes. En fait, et c'est là un autre élément signalé par Piva, une des motivations principales de Chateaubriand est la construction de sa propre identité d'écrivain à travers l'entreprise littéraire. Et l'incessant travail de réécriture vise à "l'établissement en bonne partie mythique du personnage Chateaubriand et de son univers textuel de la part de l'auteur Chateaubriand" (8). A travers l'hybridation de l'écriture, il ne cesse de parler de lui-même. Dans ce système de référence à l'histoire et à la littérature qu'il établit, Napoléon devient un double fantasmatique, Montaigne annonce les thématiques développées dans les Mémoires d'outre-tombe, et Aben-Hamet, à la manière de Chateaubriand, est le dernier survivant d'une époque oubliée, éternel exilé, point de passage entre une tradition qui disparaît et une modernité en devenir.
Cette étude de Marika Piva identifie donc Chateaubriand comme le dernier des anciens, des troubadours, et le premier des modernes, et ses textes sont des lieux de friction entre la tradition et la modernité. Piva, en établissant cette archéologie de l'œuvre chateaubriandienne, révèle à quel point il reste important pour comprendre les mutations littéraires qui se produisent entre la période pré-révolutionnaire et le XIXe siècle.