Bui on Richer (2012)
Richer, Jean-François. Les Boudoirs dans l'œuvre d'Honoré de Balzac: surveiller, mentir, désirer, mourir. René-Lévesque Ouest: Editions Nota bene, 2012. Pp. 320. ISBN: 978-2-89518-370-9
Richer, Jean-François. Les Boudoirs dans l'œuvre d'Honoré de Balzac: surveiller, mentir, désirer, mourir. René-Lévesque Ouest: Editions Nota bene, 2012. Pp. 320. ISBN: 978-2-89518-370-9
Véronique Bui, Université du Havre
Etonnamment, excepté l'article de Michel Delon, publié en 1998, et intitulé "Le boudoir balzacien," aucune étude de fond n'avait été jusqu'à maintenant consacrée à cet espace pour le moins reparaissant de La Comédie humaine: le boudoir. Présent dans 46 titres et fort de 227 occurrences dans l'œuvre romanesque, le boudoir est un foyer important de l'imaginaire spatio-narratif balzacien. C'est donc une vraie lacune que l'essai de Jean-François Richer vient combler. Mais, au-delà de ce quasi-vide qui a désormais trouvé son plein, cet ouvrage est surtout la magistrale démonstration de la pertinence et de l'efficacité de ce thème pour apprécier l'œuvre de Balzac.
Grâce au boudoir, Jean-François Richer démontre à quel point la poétique balzacienne renouvelle l'écriture romanesque dans ce premier XIXe siècle. Balzac transforme ce lieu-topos du roman libertin du XVIIIe siècle en un espace autrement plus complexe, plus ambigu, plus contradictoire et où la guerre des sexes n'a pas forcément pour victimes les femmes. Alors que sous l'Ancien Régime, le boudoir est dévolu à l'intimité et à la volupté, avec Balzac, il devient l'espace du calcul et des machinations: "Le lieu des ébats est désormais un lieu de combats" (42), selon la jolie formule de Jean-François Richer. Ce haut lieu de la vie privée est traversé par des enjeux qui renvoient à la vie publique: "montrer un boudoir," c'est "montrer les notions politiques qui le sous-tendent, les conditions économiques qui le produisent, les relations sociales qu'il engendre" (11). De toutes les pièces de la maison, le boudoir ne pouvait qu'inspirer l'anthropologue social, le maître ès herméneutique qu'est Balzac. Pour celui qui se donnait pour tâche d'étudier les mœurs de son siècle, il est, par excellence, l'espace du projet balzacien.
Nonobstant, le corpus qu'analyse Jean-François Richer déborde de la seule Comédie humaine. Il englobe également le théâtre, la correspondance et les premiers romans du jeune Balzac. Ce corpus élargi permet de montrer que le renouvellement de la représentation du boudoir est surtout patent à partir de la Physiologie du Mariage. Dans les romans de Lord R'Hoone ou d'Horace de Saint Aubin, le boudoir est encore sous le seul signe de la séduction, tandis que dans les romans signés de Balzac, le boudoir ne sert pas tant à séduire qu'à cacher et cacher quoi? l'endettement. Le boudoir, lieu très chargé d'un point de vue littéraire, est ainsi un bon point d'ancrage pour mesurer l'originalité du roman balzacien. Avec Balzac, le boudoir ne met plus en jeu que le corps, mais il associe l'or, il met aux prises la spéculation et l'identité. Lieu des faux semblants, il est un espace miné.
L'essai a pour sous-titre: "surveiller, mentir, désirer, mourir;" sous-titre qui renvoie explicitement à Foucault car dans cette société de la Monarchie de Juillet la surveillance est un des principes fondamentaux du pouvoir. Le boudoir n'est plus un espace clos, refermé sur lui-même, mais un lieu où l'on est espionné. Grâce au discours des espions, au nombre desquels il faut compter au premier chef le narrateur, le drame ne s'enferme pas sur lui-même, mais s'extériorise hors des murs du boudoir sous forme de récit. Surveiller est donc le premier temps du processus narratif. Après le chapitre intitulé "surveiller," les trois parties qui suivent: "mentir," "désirer," "mourir" dessinent ce qui se déroule dans le boudoir. Se sachant espionné, l'individu y donne la comédie, il ment, aux autres et à lui-même; le boudoir n'est pas le lieu où la vérité des sentiments éclate, c'est le lieu où le désir se trouve entravé par le mensonge à soi-même ou par le mensonge de l'autre. Aussi le boudoir balzacien renoue-t-il avec son étymologie: il est l'endroit où l'on "boude," manière de se rendre illisible, et non l'endroit où l'on fait l'amour. Seuls les êtres d'exception de la Comédie humaine, tels de Marsay, Rastignac ou Ronquerolles, parviennent à s'y exprimer et à en sortir grandis; les autres, Raoul Nathan en tête, y éprouvent la transformation d'une pulsion de désir en pulsion morbide.
Si la démonstration, extrêmement illustrée et détaillée, est le plus souvent convaincante, on peut cependant discuter la rupture nette entre le modèle balzacien et le modèle sadien du boudoir, et surtout l'étendue du pouvoir accordé à ce lieu. Ainsi, affirmer que la marquise d'Espard "réussira à faire interdire son mari parce qu'elle recevra dans son boudoir le garde des Sceaux" (104) et c'est répété un peu plus loin: elle "réussira à faire interdire son mari en recevant chez elle le garde des Sceaux" (194), c'est aller au-delà de ce que dit le texte. La fin de L'Interdiction reste ouverte et le lecteur apprendra dans Splendeurs et Misères des courtisanes que loin d'y être parvenue, la marquise d'Espard "a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire" (VI, 514).
De même si l'on ne peut qu'apprécier l'ampleur du corpus, on regrette cependant que l'auteur n'ait pas pris en compte les Contes drolatiques. Certes, comme l'atteste la concordance de Kazuo Kiriu, le mot "boudoir" n'y figure pas, cependant l'écriture de ces textes a son importance quand on se donne pour corpus l'ensemble de l'œuvre. La saynète rapportée dans la Médiation XXI de la Physiologie du Mariage narre le piège que tend la duchesse de L*** à M. de B, séducteur qui fait les yeux doux à la femme de son fils. La duchesse a décidé de déconsidérer cet homme aux yeux de sa bru: elle organise une entrevue entre eux deux dans un boudoir sans issue, après avoir, au préalable, servi à M. de B. un laxatif puissant. Plus encore que d'être découvert par le mari et toute la cour réunie, M.de B. éprouve la honte de sa vie en étant réduit à déféquer devant la dame dans son shako. Il ne lui reste plus qu'à mourir à la guerre pour sauver son honneur. Ce sera chose faite. Pour Jean-François Richer, le purgatif ôte au séducteur son arme de la séduction majeure: la parole. Il ajoute "la compression du corps et des mots du désir, inexprimables, annonce la bouderie ultime, la mort à venir" (250). Soit, mais n'oublions pas que le physiologiste du mariage est aussi le futur auteur des Joyeulsetez du roy Loys le Unzieme, conte drolatique dans lequel le roi Louis XI s'amuse en provoquant de grosses coliques à trois de ses sujets et en leur rendant inaccessibles les lieux d'aisance. Le boudoir balzacien est certes un espace où la parole participe au drame dans son expression comme dans sa retenue, pour autant il convient de ne pas négliger la part farcesque et gauloise de l'imaginaire de l'écrivain tourangeau.
Ces quelques réserves faites, c'est avec bonheur et profit qu'on lira ce très plaisant et très riche essai au ton enlevé. Il devrait faire date dans les études balzaciennes, ne serait-ce que d'un point de vue méthodologique car il prouve bien à quel point la poétique balzacienne ne sépare jamais l'analyse du décor de ses possibilités narratives. Par ailleurs, Jean-François Richer a ajouté en annexes deux index qui suivent le modèle du tome XII de l'édition de la Pléiade. Ces index, qui ont pour titres "Qui a un boudoir?" "Qui va au boudoir?", indiquent très nettement l'importance du boudoir dans la Comédie humaine et achèvent d'attester le bien-fondé d'une étude consacrée à un espace que Balzac a hérité du XVIIIe siècle, qu'il a métamorphosé et qu'in fine il a fait littérairement sien.