Bouchard on Leblanc (2005)
Anne-Marie Bouchard, Université de Montréal
Leblanc, Cécile. Wagnérisme et création en France. 1883–1889. Paris: Honoré Champion, 2005. Pp. 593. ISBN 2-7453-1244-8
Anne-Marie Bouchard, Université de Montréal
Les rapports entre l’œuvre de Wagner et les milieux artistiques français vus au travers des artistes, écrivains et musiciens qui ont "étudié l’œuvre de Wagner comme une donnée essentielle pour la création de leur époque" (1: 16), constituent le fil conducteur de l’ouvrage de Cécile Leblanc. Abordant tous les aspects de ces études de l’œuvre de Wagner, mais également les modalités de son appréciation, c’est donc moins une histoire de ces rapports entre Wagner lui-même et la France qui est ici l’objet de l’ouvrage, que le wagnérisme comme catalyseur d’un renouvellement artistique postulé par les amateurs français en réponse à l’œuvre de Wagner.
La diversité de la réception de l’œuvre de Wagner et des engagements qu’elle suscite est palpable dans l’analyse que fait Leblanc de créations ou de réflexions de poètes et de musiciens se réclamant plus ou moins directement de la théorie wagnérienne. Au-delà d’un panorama de l’histoire du wagnérisme en France, panorama structuré autour d’une analyse technique des emprunts faits par la poésie française à l’écriture wagnérienne, ce sont également les liens tissés entre les amateurs qui intéressent l’auteure, éclairant une part importante des relations socio-artistiques parisiennes. Parmi les cas examinés pas Cécile Leblanc, la Revue wagnérienneapparaît comme l’organe essentiel de l’élaboration de la théorie de l’art wagnérien et des essais de théorisation de la littérature devant permettre aux poètes de penser concrètement les rapports entre musique et poésie. Tout en manifestant un intérêt persistant pour la délicate question de la traduction des livrets de Wagner, la Revue souhaite joindre à l’analyse des œuvres de Wagner, une sensibilité réceptive aux œuvres contemporaines "se réclamant du maître de Bayreuth" et "prorogeant ses conceptions révolutionnaires" (1: 22). En témoigne le cas d’Édouard Dujardin, premier animateur de la Revue, œuvrant pour "faire de Wagner la référence de toute une génération d’artistes et surtout le déclencheur d’un nouveau mouvement artistique national et révolutionnaire." (1: 247) À l’activité intense de la Revue, se joignent, pour créer ce wagnérisme français, des voix plus posées, utilisant l’œuvre et les écrits de Wagner pour penser leur propre production. Parmi les cas étudiés par Cécile Leblanc, les correspondances élaborées par René Ghil sont fondamentales. En quête d’une œuvre entièrement intentionnelle dans laquelle tout est lié et cohérent, Ghil érige ses principes théoriques sur la base d’une analyse des caractères synthétiques et symboliques de la théorie wagnérienne. On remarquera aussi le point de vue critique de Mallarmé sur l’esthétique de la foule qu’impliquent les penchants nationalistes des œuvres de Wagner et sa dénonciation des adaptations trop littérales des théories du compositeur dans le champ littéraire français. Pour leur part, les compositeurs Emmanuel Chabrier et Vincent d’Indy envisagèrent l’œuvre de Wagner en tant que vecteur de modernité renouvelant la conception de l’opéra comme drame lyrique dans lequel "musique et poésie ne sont que des moyens" mis au service de la sensation et de l’expression de l’émotion (1: 374).
Le livre de Cécile Leblanc est riche d’une étude des sources de documentation utilisées par les auteurs et musiciens pour parfaire leur connaissance de Wagner, l’auteure soulignant les perspectives différentes développées sur la base des mêmes références. Leblanc fixe précisément le moment de la rencontre des auteurs et compositeurs avec l’œuvre de Wagner, la prise de conscience de la monumentalité de l’œuvre ainsi que la transformation de cette première impression en une réception plus nuancée. Si l’œuvre de Wagner a pu inspirer à certains compositeurs et écrivains, une table rase de ce qu’ils percevaient comme les traditions moribondes de la poésie et de l’opéra français, d’autres comme Claude Debussy proposèrent un dépassement des insuffisances lyriques et des apparences mystificatrices de Wagner en atomisant les principaux éléments de la théorie wagnérienne pour les intégrer à leur propre projet artistique. (1: 528) En définitive, le wagnérisme correspond à la fois à une période de grand intérêt pour Wagner et à une période d’intenses expérimentations poétiques et musicales, transformant ce qui aurait pu être une réception tranquille de l’œuvre du compositeur en un terreau fertile en polémiques et en créations alliant esthétique, morale et politique. L’étude de Cécile Leblanc, par sa documentation et sa profondeur, confirme le caractère incontournable d’une œuvre qui laissa ses traces dans une part considérable des productions poétiques et musicales françaises de la fin du xixe siècle et qui connut des rebondissements bien au-delà des années 1883–1889.