Tuttle on Baudry (2014)
Baudry, Marie. Lectrices romanesques: représentations et théorie de la lecture aux XIXe et XXe siècles. Paris: Classiques Garnier, 2014. Pp. 471. ISBN: 978-2-8124-2542-4
Le livre de Marie Baudry dessine un panorama du personnage de la lectrice dans le roman européen chez des auteurs allant d’Honoré de Balzac à Jane Austen et Alexandre Pouchkine. Baudry analyse l’évolution et les enjeux que représente cette “lectrice romanesque”: “À travers elle, il devient possible d’interroger tant une histoire culturelle, une histoire des femmes et de leur représentation qu’une histoire du roman ou de sa réception” (12).
Dans les deux premières parties, l’auteure s’interroge non pas sur les différences sexuelles entre lecteur et lectrice, mais plutôt sur la façon dont les écrivains les représentent et à quelles fins. Alors que le fait de circonscrire l’analyse au personnage de la lectrice semble aller de soi dans d’autres études, Baudry se distingue en posant explicitement la question: “En quoi Emma Bovary serait-elle foncièrement différente de Don Quichotte ?” (16) En rien, répond-elle, du moins jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Ce n’est qu’à partir du dix-neuvième siècle que “‘la folie romanesque’, la maladie de lectures, s’est féminisée; cerner les caractéristiques essentielles du personnage lecteur, c’est commencer à comprendre comment la lecture romanesque a pu devenir le seul privilège des personnages féminins” (50). Baudry fournit ensuite un aperçu du paysage romanesque au dix-neuvième siècle qui confirme son hypothèse.
Pourquoi le dix-neuvième siècle constituerait-il un moment charnière dans le développement du personnage lectrice ? Malgré une volonté de croire en la neutralité de la lecture, la représentation de la lectrice reflète désormais “un trouble plus général, qui inaugure le XIXe siècle français post-révolutionnaire et les peurs engendrées par l’éventualité d’une égalité entre les hommes et les femmes qui n’aura pas lieu” (98). Les débats autour des droits des femmes génèrent alors une volonté de contrôler davantage la moralité féminine. La lectrice représente dorénavant ce que Baudry appelle “la mauvaise lecture,” le vice sentimental et corrupteur: “Comme s’il était un lien entre roman et sexualité. Comme si le roman dissimulait un secret et que sa lecture pouvait s’apparenter à la perte de la virginité, comme il arrivait à Véronique Sauviat lisant Paul et Virginie” (148).
Dans une troisième partie, l’auteure développe donc une réflexion sur l’adéquation entre mauvaise lecture et lectrice: “Quand la figure de la lecture est devenue Emma Bovary, plane alors la suspicion que cette mauvaise lecture ne serait plus le fait de tous, mais devenue spécifique” (215). Les romanciers mettent en scène la lectrice, créant une mise en abyme de la lecture dans l’objectif d’affirmer leur supériorité vis-à-vis du roman sentimental: “Au XIXe siècle, au moment où le roman réaliste est en train d’affirmer sa suprématie au sein du genre et comme genre supérieur aux autres, le personnage lecteur semble être une fois encore l’instrument privilégié pour mener une attaque contre une certaine forme du roman” (214). La lectrice devient alors non seulement une figure moralisatrice incarnant le vice romanesque devenu exclusivement féminin, mais également un outil littéraire qui sépare la bonne de la mauvaise fiction.
Cette scission fera l’objet de la dernière partie dans laquelle Baudry examine la division telle qu’elle apparaît dans les théories féministes et celles de la lecture du vingtième siècle. Selon l’auteure, ces deux veines critiques maintiennent parfois un clivage entre deux types de lectures et de lecteurs, ce qui renforce la hiérarchie sexuelle représentée à travers la lecture. Certaines théories de la lecture privilégient une lecture active et critique par contraste à la lecture passive et naïve: “Si l’opposition entre les sexes a disparu, l’axiologie esthétique qu’elle recouvrait demeure la même” (38). De même, certaines théories féministes “courent le risque, soit de refuser de lire toute production masculine, à présent que son phallocentrisme généralisé avait été dénoncé—la ‘lecture féminine’ se réduit alors à ne lire que les productions de ‘l’écriture féminine’ […] soit de renverser les axiologies, tout en maintenant les systèmes d’oppositions sans parvenir à les déconstruire” (431, 2). Enfin, s’inspirant d’un singulier trio critique (Germaine de Staël, Maurice Blanchot, Michel de Certeau) qui “chacun à sa façon indique la possibilité de s’extraire de l’opposition passivité/activité et du risque qu’elle encourt de reproduire les stéréotypes de la différence des sexes,” Baudry élabore sa propre théorie dans l’objectif de dépasser ce binarisme et, une fois pour toute “en finir avec la mauvaise lectrice” (405).
Cet ouvrage abondamment illustré représente un travail impressionnant de recensement précis et de synthèse critique. Il est à lire pour ceux qui s’intéressent, entre autres, aux pratiques de la lecture, aux théories de la réception et aux représentations littéraires féminines.