Armstrong on Chamayou and Solomon, eds. (2011)
Chamayou, Anne, and Nathalie Solomon, eds. Fantômes d’écrivains. Perpignan: Presses Universitaires, 2011. Pp. 255. ISBN: 978-2-35412-126-6
Chamayou, Anne, and Nathalie Solomon, eds. Fantômes d’écrivains. Perpignan: Presses Universitaires, 2011. Pp. 255. ISBN: 978-2-35412-126-6
Marie-Sophie Armstrong, Lehigh University
L’évocation des célèbres séances de spiritisme de Victor Hugo mérite certes de figurer au seuil de l’introduction qu’Anne Chamayou consacre à ce recueil d’essais. C’est bien le rapport de l’écrivain à ceux qui le hantent et, plus spécifiquement, les modalités plurielles par lesquelles la hantise s’exprime chez le littérateur que chacun de ces treize textes s’attache à retracer. À la surprise du lecteur mais aussi pour son plaisir, se voient ainsi rassemblés par le biais de cette large thématique des écrivains, de lieux et d’époques différentes (la période contemporaine l’emportant toutefois de loin), qu’on eût mal imaginé devoir se côtoyer.
Ouvrent la section “L’écrivain de référence: hommages et détournements” deux essais consacrés à la figure d’Homère, auteur qu’on s’amuse de voir ici envisagé de façon cavalière tant par le satiriste Lucien, qui dans son Histoire véritable met en avant l’artifice du pacte littéraire présent dans l’Odyssée, que par le dramaturge américain Howard Barker, qui choisit dans sa pièce The Bite of the Night de prendre à rebours la tradition de la représentation d’Homère dans la littérature pour, par le biais de la caricature, toucher physiquement la figure du poète et substituer ainsi les sens au sens. Plus discret chez Pierre de Ronsard, le détournement n’en est pas moins réel, et l’hommage post-mortem à l’ami de Joachim du Bellay qui s’inscrit dans le “Discours à Loys des Masures” est discrètement sapé au profit de la mise en valeur d’un Ronsard soucieux de s’ériger en Prince des Poètes. Pour Milan Kundera au contraire, “l’obsession laudative” (75) qu’il réserve à Frantz Kafka prend, dans les essais (ainsi Les Testaments trahis), la forme d’une hantise plus sombre puisque l’ombre du compatriote tchèque y véhicule, à travers la problématique de l’œuvre kafkaïenne et de sa réception, des hantises toutes personnelles.
C’est à Alexandre Dumas, seul écrivain du dix-neuvième siècle figurant dans le recueil, qu’il revient d’inaugurer la section appelée “Le bal des spectres: fiction, représentation, disparition.” Aucune présence obsédante chez Dumas, comme le démontre Nathalie Solomon, mais bien plutôt des écrivains qui, pour être désacralisés et relégués au rang de personnages secondaires n’en font pas moins, par le biais du pastiche, l’objet de véritables hommages. Chez Michael Cunningham l’obsession, par contre, est bien réelle, dans son cas à l’endroit de Virginia Woolf, dont le fantôme se multiplie ad infinitum dans les destinées entrecroisées des trois personnages féminins du roman The Hours, porteurs à leur insu des secrets de Woolf. Si dans le corpus éminemment intertextuel d’Enrique Vila-Matas, la présence des fantômes littéraires va de pair avec l’entreprise d’effacement du moi postmoderne et la quête d’une “autosuffisance textuelle” (124), dans celui de Georges Pérec et plus particulièrement dans La Disparition, c’est le rôle plus léger “de fantômes tutélaires” (150) que joue la foule d’écrivains que le romancier convoque par le biais de montages savoureux (et bien évidemment lipogrammatiques). Le jeu est poussé plus loin encore chez Jean Lahougue et son traducteur Jeff Edmunds qui, voulant enfouir le fantôme de Vladimir Nabokov au plus profond de leurs récits respectifs, “La Ressemblance” et “La Feintise,” sont engagés dans un jeu époustouflant de transpositions identitaires, au terme duquel ils demeurent néanmoins confrontés au spectre de l’auteur de La Méprise.
Pour être parfois difficilement saisissables, les fantômes d’écrivains évoqués dans “L’écriture en proie aux ombres,” dernier volet du tryptique qui structure le recueil, n’en sont pas moins insistants. Le spectre de Fyodor Dostoïevski, compagnon d’écriture de Claude Simon, habite Le Jardin des Plantes, faisant du roman une fiction indissociable d’une réflexion sur l’écriture, la vie, Dieu et la mélancolie, tandis que celui de Stéphane Mallarmé hante la voie/voix poétique de Paul Valéry de manière si intime que pour Françoise Haffner on est ici dans l’ordre du “psychodramatique” (198). Enfin, si chez Pierre Michon c’est à la fois le souffle à peine audible de fantômes d’écrivains et la transformation de soi en fantôme qui président nécessairement à l’écriture, celle-ci naît, chez Philippe Forest, du souvenir de la fillette de l’écrivain, morte en bas-âge, et qui hante son écriture, accompagnée de fantômes d’écrivains ayant eux aussi souffert le traumatisme affectif de la perte.
Les études très fines (quoique souffrant parfois de coquilles) rassemblées dans cet ouvrage ne pourront qu’être appréciées par tous ceux que fascine la condition de littérateur. Convoqué en chair et en os, ou bien présent sous les espèces plus ténues de la trace ou même du souffle, apparaissant sous forme singulière ou plurielle pour entrer dans un rapport ludique ou obsédant avec celui qui compose, convoqué physiquement ou textuellement par l’écrivain, ou parlé à travers lui, l’autre, décliné sous ses formes multiples, hante irrémédiablement le texte, lui fournissant son fondement et sa matière.