Reid on Paliyenko (2016)
Paliyenko, Adrianna M. Genius Envy: Women Shaping French Poetic History, 1801–1900. The Pennsylvania State UP, 2016, pp. 352, ISBN 978-0-271-07708-6
Le premier intérêt de l’ouvrage d’Adrianna Paliyenko est de s’emparer de l’une des notions les plus utilisées en littérature, celle de “génie,” pour montrer non seulement que les femmes poètes du XIXe siècle ont pu en revendiquer le terme—le titre le rappelle dans un joli clin d’œil à Freud—mais qu’elles ont pu l’illustrer avec la même énergie que les hommes, ce qui ne veut pas dire de la même manière. L’ouvrage est construit en deux solides parties, la première centrée sur la réception des œuvres de femmes, la seconde consacrée à l’œuvre de cinq poètes parmi les plus significatives: Anaïs Ségalas, Malvina Blanchecotte, Louisa Siefert, Louise Ackermann et Marie Krysinska. Deux parties qui s’appellent et se répondent, la deuxième constituant un cinglant démenti aux innombrables attaques contre la présence des femmes en poésie et complétant un panorama de la littérature poétique du XIXe siècle très généreusement présent dans la première partie (où Mélanie Waldor, Elisa Mercoeur, Amable Tastu, Marceline Desbordes-Valmore ou Louise Colet, pour n’en citer que quelques-unes, font l’objet d’analyses suggestives). Les choix effectués paraissent pertinents, comme la façon de distinguer dans chacune des œuvres ce qui contribue le mieux, d’un point de vue critique, à justifier le qualificatif de “génie,” fil rouge de l’ensemble des considérations.
Consacrée à la réception des œuvres, la première partie présente l’intérêt de dépasser le constat, bien connu, de son caractère généralement négatif, pour s’engager dans une discussion serrée à propos du génie (sexué ou pas) et du discours tenu à son endroit. Elle offre par ailleurs une histoire de cette réception en rappelant certes les figures singulières qu’elle a pu prendre (comme celle du bas-bleu) mais en insistant aussi sur les stratégies utilisées par les femmes poètes pour réfuter les attaques, se défendre mutuellement, constituer ce réseau (“agency”) qui leur permet d’exister et d’être visibles dans un champ assurément peu disposé à leur faire une place (84). Une telle démarche, solidement documentée, passe en revue toutes sortes de questions, dont celles des chiffres et des noms utilisés pour la publication et pour les désigner, de la production d’ouvrages consacrés aux femmes poètes, notamment d’anthologies (55). Cette première partie a l’intérêt de suivre au plus près les variations et les déplacements d’arguments traditionnels, et de reprendre l’épineuse question du “canon,” une fois constatés la place et le rayonnement, ambigu (97), de Marceline Desbordes-Valmore.
La deuxième partie part du principe que les femmes poètes ont pensé la poésie, même si elles n’ont pas été chefs d’école, même si elles n’ont pas écrit de manifeste. Elles ont également inscrit les débats du temps dans leurs poèmes. De ce point de vue, le chapitre consacré à Anaïs Ségalas et ses rapports avec l’esclavage (chapitre quatre) m’a paru particulièrement neuf, tissé de comparaisons avec d’autres démarches littéraires de l’époque et rendant justice à une œuvre généralement jugée sans grand intérêt (132). Le même sens critique, appuyé sur une argumentation impeccable et une connaissance sans faille des œuvres (généreusement citées en français), s’observe dans les chapitres suivants. Assurément, à Blanchecotte comme à Siefert, Ackermann ou Krysinska, Paliyenko réussit à rendre leur originalité et leur pugnacité, leur force conceptuelle, leur génie.
C'est dire que Paliyenko offre aux spécialistes un livre extrêmement bien informé; il n’est pas excessif de le voir destiné à appartenir rapidement aux ouvrages de référence dans le domaine de la critique littéraire du XIXe siècle. Si, dans les dernières décennies, le périmètre des femmes poètes a été redessiné grâce à la constitution de nouvelles anthologies, dont celle de Christine Planté (Femmes poètes du XIXe siècle, 1999); s’il a été traité de manière synthétique par Alison Finch par exemple (Women’s Writings in Nineteenth Century France, 2000), ou encore, ponctuellement, par des analyses suggestives de telle ou telle auteure (la bibliographie en rend compte), le sujet n’avait toutefois jamais été appréhendé globalement et frontalement, saisi dans sa cohérence comme dans sa diversité avec les outils analytiques d’aujourd’hui, dont celui du “genre.” Maniant l’art de la synthèse et l’analyse des œuvres avec la même maîtrise, Paliyenko invite ainsi à la redécouverte de corpus poétiques qui appartiennent de plein droit au patrimoine littéraire national et participent plus largement d’une pratique poétique dont les enseignements sont profitables à qui entend réfléchir sur ce genre singulier. S’il rend hommage avec talent à quelques grandes œuvres, un tel livre appelle aussi à poursuivre des réflexions sur le génie dans son versant féminin, sur l’histoire complexe de la présence des femmes dans un domaine si manifestement considéré comme masculin, et sur leur inclusion dans une histoire “canonique” qui pourrait ainsi profiter de la belle diversité offerte par les corpus d’œuvres de femmes. In fine, il n’y a évidemment pas d’autre histoire littéraire imaginable que celle qui en tient compte, ce que les derniers mots de l’ouvrage réaffirment avec force: “scholars can prepare a richer narrative for posterity […] an inclusive history of how French poetry evolved during the nineteenth century promises to shape understanding of why poetic expression in all its diversity matters” (260). Le livre y invite de manière particulièrement convaincante—et devrait être rapidement traduit en français.