Dubois on Proulx (2019)
Proulx, François. Victims of the Book: Reading and Masculinity in Fin-de-Siècle France. Toronto UP, 2019, pp. xi + 390, ISBN 978-1-4875-0547-9
L’usage actuel des réseaux sociaux et la consommation obsessionnelle sur les plateformes de téléchargement de fictions produites en série représentent-ils un danger civilisationnel? La question n’est pas nouvelle et François Proulx historicise précisément l’influence jugée pernicieuse de certaines productions culturelles sur les jeunes esprits de toute une époque. Dans son imposant ouvrage, Victims of the Book: Reading and Masculinity in Fin-de-Siècle France, il analyse les peurs et les discours anxiogènes à l’origine de la violente condamnation des lectures romanesques. En se focalisant tout particulièrement sur les jeunes lecteurs plutôt que les lectrices du type d’Emma Bovary, son étude sert de contrepoint aux multiples observations sur la lecture et éclaire d’une lumière nouvelle la figure masculine du lecteur adolescent.
Regroupé autour de la production littéraire générée entre 1880 et 1914, l’examen de romans comme Le Nouveau Candide (1902) de Paul Brulat, ou encore Les Trois Legrand, ou le danger de la littérature (1903) d’André Beaunier cherche à faire dialoguer avec le reste du canon littéraire des textes jusqu’ici peu étudiés par la critique. A une époque où les réformes de l’enseignement menées par Jules Ferry multiplient l’accès à l’instruction publique, les nouveaux lecteurs se trouvent souvent selon les détracteurs hygiénistes dans l’incapacité d’appréhender l’incommensurable distance entre la fiction livresque et le réel du quotidien. Ces individus, que la scolarité a permis de sortir de leur classe ouvrière sans pour autant leur permettre d’entrer pleinement dans la classe bourgeoise, viennent alors grossir les rangs des déclassés, vite catalogués d’anarchistes, voire de meurtriers. L’origine de tous ces maux se trouveraient donc dans les rêveries engendrées par le roman de formation que Proulx définit précisément dans son introduction en le distinguant du roman d’éducation.
Tout au long de l’ouvrage, l’approche socio-historique insiste sur le contexte précis informant la spécificité de chaque roman, et l’argumentation est ponctuée de larges extraits commentés et analysés avec une habileté et une originalité qui encouragent l’exploration de passionnantes pistes d’interprétation. La maîtrise des figures et du langage transparaît également dans les traductions nuancées de Proulx qui transmettent de façon ludique les complexités du texte original. Par ailleurs, le titre donné à l’ouvrage s’inspire d’un article de Jules Vallès dans lequel Les Victimes du livre apparaissent précisément comme de jeunes lecteurs pour qui laconstruction identitaire s’altère dans la vie rêvée de personnages romanesques. Ainsi, la première partie met l’accent sur les appréhensions articulées à la fois dans la fiction et le discours médical autour des multiples formes d’empoisonnement du corps et de l’esprit, faisant de la textualité une matière malsaine menant à une sexualité perverse, à l’onanisme et même à l’impuissance, pathologie qui servira longtemps d’explication à la défaite militaire de 1870. Pour mieux servir d’avertissement, ces représentations de la dégénérescence se concluent souvent dans le drame, à savoir le suicide, la mort au combat, ou encore de façon surprenante le renoncement total à la lecture.
C’est ce paradoxe que Proulx explore dans la deuxième partie de l’ouvrage organisée à la manière d’une étude de cas, et qui aborde avec Vallès les inaptitudes d’un système scolaire privilégiant la mémorisation du grec et du latin plutôt que de préparer les bacheliers aux réalités du monde. Les conséquences dramatiques de ce décalage avec le réel sont articulées dans le chapitre suivant à l’aide du roman de Paul Bourget, Le Disciple (1889), analysé dans le contexte du procès d’Henri Chambige, ce jeune écrivain qui assassine son amante, une femme mariée, et qui en 1888 inspire nombre de réflexions sur l’amoralité de toute une génération. La singularité de l’approche réside dans le dialogue systématique que Proulx établit entre les romans sélectionnés et le contexte socio-culturel dont ils sont issus. À travers sa lecture minutieuse, se déploient des trésors d’analyse textuelle qui tissent patiemment un réseau complexe d’intertextualités pour mettre en avant toute l’actualité des questions soulevées. Avec le dernier chapitre, la figure du déclassé dans Les déracinés (1897) de Maurice Barrès est examinée en profondeur lorsque Proulx relit/relie la présence fantomatique et toujours incontournable de Balzac, dont les romanciers ne pourront se défaire qu’au prix de nouvelles stratégies d’écriture.
En guise de troisième et dernière partie, François Proulx explore l’utilisation stratégique de l’ironie que font Jean de Tinan et Roger Martin du Gard pour repenser le roman de formation. Alors qu’il trace l’évolution subtile de cette ruse littéraire, Proulx montre clairement son amplification chez André Gide dont le renversement du discours ambiant sur les dangers de la lecture contribuera à l’éducation d’un nouveau type de lecteur. En effet avec le roman en formation que représente Les Faux-Monnayeurs (1925), Gide reformule le roman de formation en proposant un véritable guide de lecture exigeant de ses lecteurs un réel questionnement critique. Le dernier chapitre met brillamment en pratique ce type de lecture dans la reconsidération qu’il fait des écrits de Marcel Proust à la lumière d’Emerson. Dès Jean Santeuil et à travers la relation privilégiée entre Proust et Reynaldo Hahn, Proulx révèle à travers le prisme d’amitiés transversales toute la modernité de la relation qui s’établit dans La Recherche entre le narrateur et le lecteur.
À l’image des lecteurs critiques de Gide et curieusement queer de Proust, et à la lumière de son propre mode de lecture dynamique, l’ouvrage de François Proulx propose des modèles d’interprétation conduisant à une réévaluation des attentes du lecteur. À cette occasion, les lecteurs et lectrices avertis souhaiteraient certainement voir la question du genre abordée pleinement à travers de plus amples références queer, et trouver dans la bibliographie pourtant considérable quelques ouvrages critiques sur la discursivité queer (Lawrence R. Schehr par exemple). Finalement, dans sa vertigineuse mise en abyme, Victims of the Book forme à son tour à une meilleure lecture en portant un regard critique sur les productions culturelles d’hier et d’aujourd’hui. Là réside le coût du véritable engagement avec le réel qui définit notre citoyenneté au monde et lui donne tout son sens.