Nesci on Léger (2019)
Léger, Céline. Jules Vallès: la fabrique médiatique de l’événement (1857–1870). PU de Saint-Etienne, 2021, pp. 489, ISBN 978-2-86272-736-3
D’une écriture soignée et d’une grande richesse théorique, littéraire, historique et socioculturelle, cet ouvrage passionnant porte sur les écrits précommunards de Vallès dans la presse. Léger interprète cet ensemble périodique à partir de la notion d’événement conçu d’abord comme mythe trompeur, puis comme symptôme des violences du temps, enfin comme “outil métonymique à vocation heuristique” et “outil d’intelligibilité historique au service des pauvres et des souffrants” (36). L’enquête reconstruit le cadre médiatique, surtout parisien et lyonnais, dans lequel publie Vallès, et les contraintes d’une presse que le Second Empire surveille voire bâillonne, soutenant par là même un pouvoir oppressant et l’hégémonie des élites bourgeoises. Toutefois, si Vallès se plie le plus souvent aux impératifs médiatiques, l’analyse de ses feuilletons, chroniques et reportages et celle de son journal militant La Rue, malmené puis supprimé par la censure impériale, met en lumière, chez l’écrivain-journaliste, une force de résistance et de rébellion contre toutes les formes de tyrannie et une conviction engagée, misant sur l’autonomie des consciences. Léger équilibre un usage souple et pertinent des outils philosophiques et épistémologiques—inspirés, par exemple, de la pensée sur l’histoire, le temps et l’événement d’intellectuels comme Reinhart Kosseleck, Michel Foucault, François Hartog, François Dosse, Edgar Morin, Paul Ricœur, Alain Badiou—, un rappel du contexte journalistique et socio-politique dans lequel intervient Vallès et des microlectures fouillées, toujours éclairantes, d’un large corpus journalistique. La réflexion sur l’événement dans ses valences à la fois médiatiques et littéraires s’appuie également sur les travaux récents sur littérature et presse qui ont renouvelé les objets, les corpus et les questionnements de l’histoire littéraire, notamment L’Écrivain-journaliste au XIXe siècle: un mutant des Lettres (2003) de Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, Une histoire politique du journalisme (XIXe–XXe siècle) (2004) de Géraldine Muhlmann, La Littérature au quotidien: poétiques journalistiques au XIXe siècle (2007) de Marie-Ève Thérenty, et le grand volume collectif de La Civilisation du journal: histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle (2011).
La première partie de l’ouvrage examine le travail démystificateur de Vallès, dont les articles ciblent les ressorts de l’événement littéraire, historique ou socio-politique tel que le construit la presse, qui se fait fréquemment l’instrument des pouvoirs dans sa couverture des guerres, des grands hommes, de l’héroïsme, de l’actualité, du calendrier et du crime. Pour l’écrivain progressiste, en revanche, il s’agit de privilégier un rapport au passé qui ressource la “parole vivante” (82). L’événement, chez Vallès, vectorise plutôt la surprise, la libération intime et l’émancipation sociale (103). Dans la seconde partie de l’ouvrage, centrée sur la remise en question de la violence sociale et politique, Léger étudie l’éthique vallésienne de l’agir qui oriente feuilletons et articles, telles la critique de la prison comme espace de l’inaction forcée et la célébration de la rue, cet espace ouvert et chaleureux de la socialité, de l’événement politique et de la colère insurrectionnelle. L’enquête éclaire brillamment l’importance des émotions, des sensations et du rire dans la poétique journalistique de Vallès, dont l’objectif prédominant est la réaction du lectorat sur lequel il veut agir de manière démocratique. Léger analyse et illustre l’extraordinaire “révolution stylistique” qu’accomplit le journaliste, son choix d’une typographie très aérée et du fractionnement des paragraphes, sa pratique d’une oralité marquée par la syntaxe, les temps verbaux, les emphases, l’exclamatif et les effets de dialogue, ainsi que sa recherche des émotions et son art de la “polémique affective” (214).
Le dernier volet, sur la vocation du journaliste historien et témoin, couronne la réflexion par de très belles analyses sur l’ethos militant de l’écrivain révolté, un ethos fondé sur les souffrances éprouvées et la “valeur herméneutique” des traumatismes personnels (305). La dynamique émancipatrice et compensatoire de l’événement, à la fois narratif et subjectif, s’exprime à travers les textes dans lesquels Vallès revisite les blessures intimes et politiques, telle la répression terrible qui a suivi les combats de juin 1848 comme le coup d’État de décembre 1851. Quand, en 1869, le journaliste aguerri relate le défilé tragique des transportés de juin 1848, auquel il avait assisté impuissant, il se fait “témoin-ambassadeur” (Muhlmann, qtd 263) pour une communauté de lecteurs et de lectrices. Par ce geste testimonial et mémoriel, Vallès redonne une existence humaine aux vaincus de juin, méconnaissables, corps salis et enchaînés, cadavres fusillés et défigurés. Pour Léger, la réminiscence historique qu’effectue ainsi Le Testament d’un blagueur, en 1869, promeut une “réparation postérieure par les mots” (263). L’analyse magistrale des feuilletons sur la Foire au Trône et l’événement carnavalesque met en valeur les enjeux égalitaires et salvateurs des fêtes populaires sans que Vallès ne cache les souffrances et les dures réalités de leurs acteurs et saltimbanques. Enfin, dans les années 1860, qui voient l’essor de l’événement-reportage, le journaliste se fait historien du présent et met en œuvre une “éthique de la chose vue,” basée sur une vision directe comme sur des impressions visuelles et des saisies auditives prises sur le vif (319). L’écrit vallésien devient alors un “puissant révélateur affectif et social” (327). Qu’il se porte dans les prisons, qu’il pratique l’interview des “Réfractaires” ou qu’il descende dans la mine, l’écrivain-reporter se fait “le porte-parole de ceux qui souffrent en silence” (359). Léger complète cette étude du regard de témoin empathique qu’exerce Vallès par son implication du lectorat qui tisse des formes de co-création et d’interactivité démocratique (363). Son enquête sur la fabrique médiatique de l’événement prolonge admirablement les travaux des grands critiques vallésiens qui ont étudié l’œuvre périodique, comme Roger Bellet, Silvia Disegni, Jacques Migozzi et Corinne Saminadayar-Perrin. Nourri de comparaisons de l’écriture de Vallès avec celle de bien d’autres écrivains et journalistes de son époque (dont Henri Rochefort, Barbey d’Aurevilly, les frères Goncourt, Maupassant, Séverine ou Octave Mirbeau, pour citer les plus connus), l’ouvrage de Léger prouve combien l’œuvre de Vallès, avant même la Commune, témoigne des bouleversements de son temps et appelle déjà à réparer le monde.