Penteado on Fougère (2021)
Fougère, Marie-Ange, éditeur. L’Excrémentiel au XIXe siècle. Du Lérot, 2021, pp. 204, ISBN 978-2-35548-160-4
La merde, dans le domaine de la recherche en sciences humaines, est pour ainsi dire à la mode—voir, par exemple, Fecal Matters in Early Modern Literature and Art, sous la direction de Jeff Persels et Russell Ganim (2004); Cacaphonies: The Excremental Canon of French Literature (2022), publié par Annabel Kim; ou l’ouvrage à paraître sur l’excrément dans la littérature française du Moyen Âge à l’extrême contemporain (codirigé par Lucas Wood et moi-même). Cette affirmation n’est cependant pas entièrement juste, car depuis ses débuts la littérature française “is full of shit” (1), comme le suggère Kim. En ce sens, dans le contexte français, la merde a toujours été à la mode. L’excellent recueil d’essais dirigé par Marie-Ange Fougère s’insère dans cette tentative renouvelée de penser l’excrément dans ses manifestations sociales/sociologiques, économiques, politiques, culturelles et littéraires en France; réunissant une impressionnante gamme inter- et pluridisciplinaire de contributions, cet ouvrage se propose d’interroger “la richesse herméneutique” de la merde “que lui confère son statut de trace” (8). Suggérant qu’à la fin du dix-huitième siècle le refoulement de l’excrémentiel devient l’ordre du jour, l’ouvrage se penche néanmoins sur la prolifération de discours excrémentiels au dix-neuvième siècle dans de différents domaines tels que la physiologie, l’hygiène et la santé publique, l’agriculture, la politique, la sociologie, le mouvement anticlérical, la littérature et la presse.
L’ouvrage se structure en trois sections: Évacuer: usages et pratiques de l’excrémentiel dans la cité; Salir: l’excrémentiel et caricature politique; et Digérer: rhétoriques et esthétiques de l’excrément. Dans la première section, Sabine Barles se focalise sur l’usage de l’engrais humain pour garantir tant la salubrité des villes que la fertilisation des sols face à une croissante demande agricole au dix-neuvième siècle; c’est “l’âge d’or de l’engrais humain” (35)—la poudrette—où la vente de l’excrément assure l’enrichissement des compagnies de vidanges, opposées au “tout-à-l’égout” dans le cadre de l’essor des pratiques sanitaires urbaines. Fougère analyse les atroces conditions de travail des vidangeurs, assureurs de la salubrité des fosses et néanmoins assujettis à des discours et à des caricatures classistes, ainsi que les topos littéraires de leur abjection et puis de leur dévouement. Mathieu Roger-Lacan examine les usages politiques de l’excrément sous le Second Empire, avançant qu’il y a “un jeu traditionnel d’imbrication entre le corps individuel et le corps collectif” (66); l’auteur considère la caricature politique (Napoléon III en tant qu’étron), l’historiographie de Michelet—écrire avec les entrailles—, et le roman hugolien, “qui lie le système juridico-politique […] à la réalité corporelle basse” (73).
La deuxième section réfléchit sur les maints aspects de l’excrément dans la caricature politique, tant réactionnaire que progressiste. Bertrand Tillier donne suite à l’investigation de Roger-Lacan, prenant en considération des caricatures de Napoléon III en 1870, ce “tyran ridicule et ridiculisé” (89) souvent associé à l’excrément par le mouvement républicain, où l’Empereur est “enseveli sous la merde avec laquelle il a fini par se confondre physiquement” (87). Inversement, Florence Fix examine les discours réactionnaires associant les communards à la saleté et à l’impropre–“le communard comme déchet” (103)–tandis que ceux-ci “dépeignent les bourgeois et les Versaillais […] comme résolument trop propres” (96); elle analyse également les conditions dégradantes des communards emprisonnés, souvent obligés de coexister avec leurs propres excréments. Aurélien Lorig, quant à lui, commente le quotidien Gil Blas (1880–1900), journal grivois et scatologique qui attaque la société fin-de-siècle en la tournant en ridicule; Lorig discute des textes aux thèmes tels que la coprophagie, “la femme-ordure,” l’avortement (lié à la défécation), ainsi que l’écriture littéraire comme pratique excrémentielle (un sujet qu’abordera Bertrand Marquer dans la troisième partie de l’ouvrage). Finalement, Vincent Chambarlhac se focalise sur La Calotte (1906–12), hebdomadaire anticlérical contribuant aux courants laïcistes du début du vingtième siècle. À travers “l’obscénité et la vulgarité” (127), La Calotte attaquait l’église catholique par le biais d’un “répertoire excrémentiel” (130) qui associe l’excrément “aux défauts, aux fautes, que dissimulent les hommes d’église” (134).
La dernière section contemple la portée rhétorique et esthétique de l’excrément. Bertrand Marquer analyse le motif de la pensée en tant qu’excrément chez les physiologistes du dix-neuvième siècle, glosant des textes de Pierre-Jean-Georges Cabanis, Messire Luc, Jean-Anthelme Brillat-Savarin et Jean-Étienne Esquirol et envisageant leur influence sur Flaubert ainsi que sur la pathologisation du naturalisme zolien. Philippe Hamon offre un catalogue des idées excrémentielles chez Zola, cet “Homère de la vidange” selon Proust, et d’autres écrivains du dix-neuvième siècle : le vaste champ lexical qui leur est propre; “l’association Zola = excrément” (163) chez plusieurs critiques du naturalisme; et les maintes manifestations de la thématique excrémentielle dans les Rougon-Macquart. En dernier lieu, Manon Raffard dissèque les discours antisémites de la seconde moitié du siècle chez les Goncourt, Rachilde, Léon Bloy et Camille Lemonnier, où “des notations olfactives nauséabondes, souvent liées aux domaines du fécal, du déchet, de la digestion etc., comme autant d’indices de l’appartenance à la communauté juive d’un personnage” (177); le foetor judaicus devient ainsi “un trait constitutif involontaire et métaphorique du discours antisémite” (178).
Au demeurant, ce riche—et indispensable—volume offre un panorama de la question excrémentielle tout au long du dix-neuvième siècle dans de divers domaines et selon nombreuses approches. Comme l’avance Dominique Laporte, “si le propre de ce qui est expulsé, c’est de faire retour, il faut suivre le trajet de ce qui, éliminé, suscite le retour à la même place de quelque chose qui en naît tout en s’en séparant” (Histoire de la merde, 24). L’ouvrage dirigé par Fougère suit cette cyclicité transformative de la merde, démontrant judicieusement que la prétendue disparition de l’excrément de l’espace publique au dix-neuvième siècle est accompagnée d’un foisonnement discursif qui remet obstinément la merde au premier plan. Si “la bourgeoisie […] va se livrer à l’élimination visuelle et olfactive de l’excrément” (21), la pullulation de discours excrémentiels s’impose toutefois dans plusieurs domaines, respectant la circularité propre à la merde; dans le champ littéraire, non moins que grâce à l’essor du réalisme, “qui accrédite la nécessité de tout voir et tout dire” (30).