Knee on Berthier (2016)
Berthier, Philippe. Chateaubriand, chemin faisant. Classiques Garnier, 2016, pp. 256, ISBN 978-2-8124-3330-6
Les dix-sept études réunies dans ce volume ont été publiées par Philippe Berthier dans des revues et des collectifs entre 1989 et 2013, et il admet ouvertement qu’aucun principe ne préside à leur rassemblement. Il ironise plutôt, dans son avant-propos, sur la fausse “nécessité organique” qui est parfois invoquée pour légitimer ce type d’entreprise. Sans doute le motif du voyage, qui commande au moins allusivement le titre de l’ensemble, pourrait servir de fil rouge entre les articles; mais il n’est pas sûr que l’unité soit ainsi assurée, tant cette métaphore du voyage est incertaine dans l’œuvre de Chateaubriand, glissant du vagabondage à l’aventure ou aux déceptions. La grande majorité des études portent sur les Mémoires d’outre-tombe, notamment les neuf articles de la deuxième partie qui forment le cœur du livre; et seuls quatre textes réunis dans une première partie portent directement sur d’autres œuvres: un sur René, deux sur l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et un sur la Vie de Rancé. La troisième partie contient deux articles sur l’art; la dernière, deux articles consacrés au dialogue littéraire avec George Sand et à la relation avec Juliette Récamier. On ne trouve donc presque rien dans ce volume sur le Génie du christianisme, l’Essai sur les révolutions ou les grands romans, et de larges pans des Mémoires sont ignorés. On aura compris que cette collection d’articles, qui ne comporte ni introduction ni conclusion, s’adresse aux lecteurs familiers des Mémoires, non à ceux qui s’y initient ou qui cherchent un essai de synthèse. S’ils ne connaissent pas déjà Philippe Berthier (qui a beaucoup écrit par ailleurs sur Stendhal et sur Jules Barbey d’Aurevilly), ces lecteurs découvriront vite, cependant, la bonne distance qu’il cultive avec son auteur, et la plume alerte, souvent savoureuse, qu’il manie.
Le parti-pris de franchise dans l’avant-propos du volume dit bien l’esprit qui l’anime, car on est loin ici des clichés sur le noble vicomte à qui tout humour ferait défaut ou qui serait incapable d’autodérision. Berthier ne cesse de combattre cette vision scolaire et il n’a aucune peine à multiplier les exemples à cet effet, notamment dans un article entièrement consacré au comique dans les Mémoires. Il sait que bien lire Chateaubriand c’est parfois le rudoyer, et que cela n’empêche nullement de le lire avec admiration et érudition. Berthier n’aime pas l’hagiographie, mais il aime son auteur et il sait faire partager ce goût par l’allégresse de son propos. Quand il se risque à des rapprochements anachroniques (avec l’Amarcord de Federico Fellini par exemple) ou à des saillies frappantes (les “orages” de René comme des “substituts d’orgasmes impossibles”), ceux-ci sont discutables, certes, mais ils sont généralement plaisants et éclairants.
Dans l’immense réserve des Mémoires, Berthier a le don d’identifier des angles d’approche inédits, et c’est l’enchaînement de ces pistes inattendues qui donne finalement au volume son unité. On notera un article sur les rapports de Chateaubriand avec ses domestiques ou ses secrétaires (“Maitre et Serviteur, ou le Double Registre du voyage”); une reprise humoristique des chapitres sur son arrestation au début de la Monarchie de Juillet (“Les Prisons du poète”); un court essai sur la présence/absence de l’art musical dans la vie de l’écrivain (“Musiques”); enfin un article en hommage à Philippe Muray (“Hériter”) qui est l’occasion d’évoquer les mésaventures éditoriales des Mémoires. Parmi les articles les plus réussis, il faut souligner le commentaire des magnifiques pages des Mémoires sur le Paris de la Révolution que Chateaubriand découvre à son retour d’Angleterre, le spectacle de cette humanité qui veut “casser ses vieux jouets et s’en inventer d’autres” exerçant alors sur lui une étrange séduction (“Le Genre humain en vacances,” 75). Mentionnons aussi la belle méditation sur l’enchantement du voyage qu’opèrent les livres et les références culturelles, surtout quand le voyageur, loin d’être dupe de l’illusion que produit le dédoublement de son itinéraire par la puissance des noms des lieux qu’il visite, cherche cette illusion en toute conscience dans son parcours méditerranéen (“Poétique du nom”).
Le meilleur dans ce volume, toutefois, se trouve dans les articles sur la quatrième partie des Mémoires. En route vers Prague, on est dans un “grand moment de don quichottisme historique” (87) et Berthier fait sentir avec talent ce moment où le destin politique de Chateaubriand vire au ridicule et où son destin d’écrivain connait son apothéose. Se touchent alors le loufoque et le grandiose, à cause d’une mission à laquelle “Chateaubriand ne croit pas une seconde” mais qu’il accepte, non pas malgré ce manque de conviction mais à cause de lui, incapable de résister à “la belle et stérile convocation du quand même” (134). Dans “Voyage autour de ma chambre,” Berthier analyse le passage des Mémoires où Chateaubriand se décrit dans l’attente, bloqué dans une chambre d’auberge de la bourgade bavaroise de Waldmünchen. De ce “passage à vide, il fait du texte, c’est-à-dire du plein” (89), car en décrivant la chambre et les choses qu’elle contient dans leur contingence (à la manière d’un Robbe-Grillet, dit Berthier, 92), par l’écriture il change “en or le plomb le plus vil” (94). L’article “Châteaux en Bohême” restitue le quiproquo de ce pèlerinage insensé où, à la demande de la duchesse de Berry, il rend visite à Charles X, roi en exil de l’exil lui-même, qui bivouaque bourgeoisement dans un château trop grand pour lui et qui entretient sans y croire le mensonge de son avenir. En décrivant le décor artificiel du lieu, ou encore le repas du mémorialiste avec la famille royale et leur conversation dérisoire sur des problèmes d’argent, Chateaubriand déploie une “dramaturgie de l’absurde” (140, 145) digne de La Cantatrice chauve d’Ionesco! Mais que fait-il dans cette galère? L’article “Les Adieux de Butschirad” s’efforce de répondre: “Si Charles X n’est plus qu’un pauvre homme inspirant par son insignifiance même une pitié teintée de mépris, Chateaubriand reste seul au milieu des ruines à recueillir dans ses mains pieuses la sainte ampoule” (136).
Le plan de cet ouvrage est baroque, et le lecteur doit en prendre son parti, car Berthier ne se réclame que d’une fidélité à la “poétique du bariolage et de l’arabesque” pratiquée par Chateaubriand lui-même. Mais il restera alors à ce lecteur l’essentiel: le plaisir de lire, ou de relire, dans un ordre hasardeux, une série d’analyses de belle tenue, originales pour la plupart, et d’une justesse de ton qui s’impose comme une évidence.