Dubois on Przyboś (2012)
Przyboś, Julia. Les aventures du corps masculin. Paris: Éditions Corti, 2012. Pp. 293. ISBN: 978-2-7143-1094-1
D’une rare érudition, Les aventures du corps masculin propose la relecture à travers le prisme physiologique d’un large corpus rassemblant des auteurs (tous masculins) plus ou moins canoniques de Balzac à Maupassant, Zola et Huysmans, en passant par Champfleury, Descaves et Erckmann-Chatrian, ou encore Max Buchon. Couvrant l’ensemble du siècle, Julia Przyboś s’attache à étudier le corps vivant comme moteur de la narration réaliste, naturaliste et décadente. L’analyse méthodique de chacun de ces récits est clairement ancrée dans son contexte scientifique, et insiste sur les liens entretenus avec l’émergence des sciences nouvelles que sont la chimie et la biologie. Si les grandes figures balzaciennes par exemple s’inspirent de la zoologie, de la phrénologie ou de la physiognomonie, c’est la théorie du vitalisme fondée par Xavier Bichat qui pour Przyboś permet à Balzac de rendre vivant le corps romanesque de ses personnages ordinaires à travers l’évocation de leurs fonctions naturelles.
Dès l’entrée en matière, Przyboś prend ses distances face aux corps pétris de pathologies, et avance qu’il est bien question ici “du corps sain, le corps en chair et en os qui, pour durer, doit manger, digérer, éliminer” (14). L’étude, divisée en deux grandes sections, consacre les quatre premiers chapitres de la première partie à une réflexion sur la mise en œuvre simultanée des fonctions alimentaires et sexuelles selon de subtils mécanismes de substitution propres au roman réaliste: “Aux rapports métonymiques entre la table et le lit, les écrivains préfèrent les rapports métaphoriques entre la bouche et le sexe, trait typique de la fiction romanesque de la première moitié du siècle qui hésite à dévoiler les secrets d’alcôve” (76). À partir d’un triangle sexuel, lui-même inspiré du triangle culinaire de Lévi-Strauss, Przyboś élabore un judicieux système de lecture de la norme et des interdits illustrant les glissements de l’esthétique réaliste vers la pratique naturaliste des corps vivants et des structures sociales. Les deux chapitres suivants considèrent les mécanismes naturalistes qui font fusionner plaisirs de la chair et bonne chère, embrassant sans gêne aucune le corps dans toute la crudité de ses fonctions: “En somme, toute la littérature naturaliste est là qui témoigne de l’écrasement de l’intime au profit du public et de l’individuel au profit du social” (119).
Intitulée “Quand la machine virile se grippe,” la deuxième partie de l’ouvrage, en quatre chapitres, relève dans la production littéraire l’influence du discours hygiéniste normalisateur et considère une classification des individus marginalisés que sont les célibataires (volontaires ou forcés), parmi lesquels se trouvent les divers membres du corps ecclésiastique, les veufs ou encore les soldats. Dans un remarquable dernier chapitre sur le roman de mœurs militaires, Przyboś offre une typologie très complète des intermittents du célibat mis en avant par la fiction littéraire, qui prend cette fois le relais d’une science hésitante devant les associations particulières qui marquent ces vies de garçons. Ici, Przyboś évoque volontiers “l’homogénéisation sociale et physiologique” (232) des individus, mais se refuse à franchir le pas de l’homoérotisme. Reproducteur ou non, l’acte génésique chez les auteurs étudiés reste pourtant générateur de récit. La sexualité, loin s’en faut, n’est pas toujours liée à la procréation, et la machine grippée n’est que la manifestation physiologique d’une crise plus profonde de la masculinité.
Si faiblesse il y a, elle est à chercher dans le parti-pris plutôt curieux pour un ouvrage sur le corps masculin du refus catégorique de l’approche genrée, qui limite par conséquent la discussion lorsqu’il est question certes de virilité, mais bien peu de masculinité. Étudiées à l’aune des manuels d’hygiène, les aventures évoquées par le titre se résument essentiellement aux représentations de corps qui ingèrent, digèrent, et génèrent la matière romanesque. Ainsi, quelques formulations maladroites semblent parfois inclure l’homosexualité dans la liste des pires horreurs engendrées par la guerre: “L’intimité hétérosexuelle compromise, l’homosexualité latente, la famine, la dysenterie, la scatologie sont tous des sous-produits de la guerre qui, au même titre que les balles et les obus, entraînent la destruction de l’individu et remettent en cause la survie de la société” (115).
À l’image des nombreuses œuvres découvertes ou redécouvertes sous la plume de Julia Przyboś, et qui promettent aux chercheurs du genre et de l’alimentation un riche programme d’études à venir, l’épilogue envisage une série de pistes passionnantes dans les parallèles établis (des nappes de la salle à manger aux draps de la chambre) entre La Grande Bouffe et À Rebours, où une nouvelle cuisine s’annonce déjà dans le détournement de la tradition bourgeoise. N’en déplaise à la morale hygiéniste évoquée par Przyboś, la table et l’alimentation ont subi au cours du XIXe siècle des transformations spectaculaires; idem pour le lit qui aujourd’hui se fait et se défait selon les corps avec lesquels on souhaite se coucher.