Gangemi on Vaillant (2016)
Vaillant, Alain. L’Art de la littérature: romantisme et modernité. Classiques Garnier, Études romantiques et dix-neuviémistes, 2016, pp. 391, ISBN 978-2-8124-3650-5
Au XIXe siècle, un vrai séisme fait basculer le système littéraire, le mettant doublement à l’épreuve: au déclin de la tradition rhétorique s’accompagne l’émergence de notre civilisation médiatique. À l’ère du capitalisme industriel, l’écrivain se découvre désemparé, car il ne reconnaît plus les valeurs de la société à laquelle il appartient et sur laquelle il n’a plus aucune prise. L’art, par conséquent, devient son ancrage et son tremplin, son refuge au déluge, son arche de Noé. Et en se recentrant, l’artiste engendre la modernité tout en se réinventant. L’extraordinaire résurrection du vers s’accompagne ainsi, dans le roman, de la naissance du réalisme, “la grande utopie de l’esthétique moderne.” À en croire Alain Vaillant, auteur de l’ouvrage L’Art de la littérature, les deux, poésie et prose, sont traversées par la prolifération d’un rire protéiforme et paradoxal. La littérature, en particulier, jamais “n’avait tiré à ce point sa valeur, davantage encore sa raison d’être” (7).
Si les représentants de cette transformation sont nombreux, ce sont les géants du siècle, les écrivains du canon, les figures titulaires de la modernité, sur qui le regard admiratif de Vaillant—nous offrant par cet ouvrage un prolongement de La Crise de la littérature (2005)—se pose: Victor Hugo, Honoré de Balzac, Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud. Des esthétiques certes différentes, et pourtant appartenant à la même fratrie, comme l’auteur se tâche de démontrer: qu’il s’agisse de la culture médiatique pour Émile Zola ou l’histoire pour les Goncourt, c’est le contexte, détourné, recyclé, qui sert à l’élaboration du projet artistique du romancier moderne.
Cette posture et ses déclinaisons sont annoncées en détail dans le préambule. Les deux âges d’or de la littérature française, le classicisme et l’« ère Gallimard », précise l’auteur, manifestent en fait, au-delà de toute différence, la même articulation du littéraire et du politique et une exaltation très proche de la grandeur nationale. Or, cette comparaison est fonctionnelle pour mesurer la singularité extraordinaire de la littérature au XIXe siècle, qui, au contraire, est “marquée par un écart maximal entre son ambition et les moyens dont elle a disposé pour la réaliser,” (9) et qui est arrivée à exploiter cette marginalité comme une élection garantissant “le privilège pour chaque créateur de se fixer ses moyens et ses fins” (10), de se poser comme un véritable sujet dont les œuvres sont “la projection matérialisée de sa subjectivité” (16).
Mobilisant une grande diversité de cas finement décortiqués, cet essai de critique littéraire, instruit par les acquis de l’histoire littéraire, retient fort l’attention car ces pages ne se contentent pas de célébrer le parcours de ces auteurs majeurs dans l’art littéraire, mais nous invitent à nous concentrer sur le geste, sur le projet conscient de ces écrivains-artistes, lesquels ne peuvent certes plus tourner le dos au monde. “Solitaire, solidaire,” si l’on songe à Hugo. Cependant, précise Vaillant, le réalisme est révolutionnaire à condition de reconnaître les liens qui l’unissent à tous les -ismes du siècle.
Ces perspectives, et bien d’autres, sont dessinées dans un recueil à l’organisation tripartite dont les études qui le composent sont nées chacune pour soi: deux sont inédites, celles sur “deux célèbres massifs poétiques,” Rimbaud et Mallarmé, les autres en partie déjà publiées, et pourtant repensées, voire réécrites. Les deux premiers ensembles de l’ouvrage sont dévoués à l’art de la versification (“Poésie en liberté”) et à celle du roman (“L’art de la fiction).” Faute d’espace, nous nous limitons à signaler au moins les pages passionnantes sur la relation entre le fait poétique et la poétique des sons, ainsi que, pour la deuxième partie, la redéfinition proprement artistique du réalisme.
De plus, ces lignes suggèrent, prolongeant un discours déjà précédemment abordé par l’auteur, spécialiste de la culture du rire et du comique littéraire, que le phénomène du rire sous toutes ses formes—pourtant si méprisé et négligé—, fait corps avec cette modernité. Ambivalent et omniprésent, opérant “la synthèse entre l’esprit et la matière,” (21) le rire accompagne les instances contrastées d’une littérature qui, selon Vaillant, essaie de se tenir sur une “périlleuse ligne de crête” (21), lui offrant un moyen pour ne pas tomber d’un côté ou de l’autre. À cet égard, on pourra y lire avec profit, en souriant de bonheur, des illustrations savoureuses de ces synthèses vertigineuses dans la dernière partie, intitulée “Le rire paradoxal,” où l’équilibre entre poésie et prose demeure respecté: ici figurent, entre autres, une analyse de la poétique hugolienne du rire dramatique—où le grotesque et le sublime ne font qu’un—, une mise en question de la suprématie de la position bergsonienne sur le rire, ainsi qu’un prolongement de l’analyse du recours au style indirect libre propre aux romans—dont Flaubert a été le premier à en avoir fait un usage systématique—, en tant que procédé capable de nous faire atteindre le cœur de la mécanique moderne de l’ironie narrative. Nous y repérerons également une raffinée reformulation de l’ironie, se basant sur l’idée d’un seul principe ironique en quelque sorte œcuménique, d’où dérivent les formes et les modalités plus disparates.
Le dévoilement des mécanismes rhétoriques de l’ironie et la singulière fantaisie parodique rimbaldienne clôturent, à l’instar d’un dessert, cette grande bouffe: on pardonnera le manque de conclusions, de quelques mots de congé général du lecteur, qui tirera certes profit d’un traité si dense et fécond. Finalement Philon d’Alexandrie n’avait pas tort: la fin de la sagesse est le rire.