Petit-Rasselle on Peeters (2017)
Peeters, Guy. Gaspard de Cherville, l’autre “nègre” d’Alexandre Dumas. Honoré Champion, 2017, pp. 549, ISBN 978-2-7453-3347-6
Rares sont ceux qui connaissent aujourd’hui le marquis Gaspard Georges Pécou de Cherville. Chevalier de la Légion d’Honneur, lauréat de l’Académie française, de la Société des Gens de Lettres, mais aussi de la Société protectrice des animaux, il fut le collaborateur d’Alexandre Dumas de 1852 à 1870. Si certains critiques, auteurs et éditeurs, ont désavoué l’homme, son talent et sa contribution à des récits écrits à quatre mains, Guy Peeters entend rétablir son rôle en répondant aux questions posées dès l’avant-propos: “Quelle importance Cherville a-t-il eue dans l’œuvre et dans l’existence de Dumas? Quelle influence l’association avec Dumas a-t-elle exercée sur la destinée de Cherville?” (8).
L’ouvrage est divisé en trois parties: l’avant-Dumas, la collaboration avec Dumas et l’après-Dumas. La première, assez brève, relate la jeunesse tumultueuse de Cherville, son mariage raté, la fortune familiale dilapidée, sa mise sous tutelle judiciaire et ses débuts dans le monde du spectacle et du journalisme: il collabore à la Tribune dramatique aux côtés d’Alphonse Karr, d’Eugène de Mirecourt, de Marceline Desbordes-Valmore et de Mélanie Waldor. Les documents biographiques faisant défaut (Cherville était discret sur cette période de sa vie), Peeters trouve dans ses œuvres fictives matière à avancer des hypothèses convaincantes. La deuxième partie raconte d’abord son expatriation en Belgique. À Bruxelles, Cherville fréquente Victor Hugo, Alexandre Dumas, Jules Hetzel, Émile Deschanel et Noël Parfait, et devient l’administrateur du Théâtre du Vaudeville. À Spa, il se rapproche d’Hetzel. Pressentant son talent littéraire, ce dernier le pousse à écrire et à trouver un parrain qui retravaillerait ses récits et les publierait sous son nom. L’éditeur propose une alliance avec le père des Mousquetaires, espérant ainsi relancer Dumas dont l’inactivité romanesque lui cause une perte de profit considérable. Commence alors une longue collaboration qui, malgré les morts tragiques, les promesses non tenues de Cherville et les absences de Dumas, évolue par correspondance ou de visu. De leur association naîtront Le Lièvre de mon grand-père, Le Meneur de Loups, Les Louves de Machecoul, certaines pages de Black et Parisiens et Provinciaux. La troisième partie raconte comment Cherville fait cavalier seul, trouve son originalité, obtient quelque reconnaissance et défend la mémoire de feu son co-équipier, face aux inexactitudes des biographies.
Outre son concours au monument dumasien, Cherville est passionné de chasse, de campagne et d’animaux. Il est l’auteur de contes, de romans champêtres (genre dans lequel il excelle), de chroniques, de récits pour enfants, d’articles sur la chasse et la campagne. Il publie ses écrits, entre autres, au Temps, au Magasin d’éducation et de récréation, au Mousquetaire, au Dartagnan, et à L’Illustration. Parce qu’il se découvre homme de plume à trente-sept ans, qu’il essuie divers échecs, et qu’il vit souvent dans l’ombre et dans la gêne, il manque de confiance en lui. Il lui faut l’amitié et les encouragements d’Hetzel pour motiver sa production littéraire et journalistique. Celle-ci inspire nombre de ses contemporains, dont Émile Zola, témoignant ainsi de son talent.
Cet ouvrage contribue grandement aux recherches sur Dumas. Peeters fait participer ses lecteurs au processus de rédaction, évoquant les balbutiements d’un récit, ses développements, les hésitations et les problèmes des auteurs. Il utilise des tableaux comparatifs qui permettent non seulement de révéler les différences entre textes, mais encore de mettre en valeur les “emprunts” de Dumas et les failles des éditions modernes. Par ailleurs, Peeters démontre, preuves à l’appui, que Dumas n’est pas le profiteur sans principes que certains se sont complus à dépeindre, mais un écrivain généreux avec ses collaborateurs dont il cite les contributions plus qu’il ne les tait. De même que la correspondance et les démentis de Cherville invalident les biographies fantaisistes qui se multiplient en 1883, à l’occasion de l’inauguration de la statue de Dumas à Paris. Enfin, les différentes sources employées par Peeters présentent l’écrivain dans son goût du faste et de la fête, sa bonhommie, son énergie, puis sa déchéance à l’hiver de sa vie.
Cette étude dépasse ce que le titre avait annoncé: si elle ressuscite le tandem Dumas–Cherville et montre bien comment les deux auteurs se sont influencés, elle est loin de s’y limiter. En effet, elle constitue une mosaïque qui rassemble force de détails sur leur entourage (amis, maîtresses et enfants, dont l’antipathique Dumas II), sur les contextes historiques (coup d’état de Napoléon III et guerre franco-prussienne), sur le monde du théâtre et de la critique, et sur les pratiques de la presse et de l’édition (accords entre éditeurs et auteurs, salaires non augmentés, manuscrits retenus en gage, etc). Avec bonheur, les lecteurs (re)découvrent l’univers des proscrits du Second Empire à Bruxelles, de même qu’ils croisent George Sand maternelle, Jules Janin toujours cruel, Hetzel et Arago vieillissants et le jeune Zola à la recherche d’un collaborateur.
Malgré les obstacles rencontrés (brouillons éliminés, correspondances détruites ou dérobées, lettres non datées et jeunesse obscure de Cherville), cette étude est remarquable de précision, grâce aux renseignements puisés dans de multiples fonds d’archives, des journaux, des mémoires, des biographies et des œuvres récentes. Écrite avec un enthousiasme communicatif, elle intéressera tant les spécialistes de Dumas que les généralistes.