Rauwel on Solal (2015)

Solal, Jérôme. Huysmans avec Dieu: aise et disgrâce. Classiques Garnier, 2015, pp. 223,  ISBN 978-2-8124-3554-6

Les titres à connotation topographique donnés par J.-K. Huysmans à la quasi-totalité de ses romans expriment sa représentation spatialisée de l’expérience humaine et singulièrement, à partir de sa conversion, de l’expérience spirituelle. C’est donc à juste titre que Jérôme Solal invite le lecteur à un parcours à travers l’œuvre, scandé par sept étapes dont chacune est autant un livre, le plus souvent connu mais parfois confidentiel (Là-haut, qui ne fut jamais publié tel quel, ou l’Esquisse biographique sur Don Bosco, rééditée par Solal lui-même chez Millon), qu’un lieu: La Salette, la Trappe d’Igny, Chartres, le Val-des-Saints, Lourdes. Durtal, comme son inventeur, souffre de “bougeotte,” sourd aux avis de Madame Bavoil, qui lui déclare dans La Cathédrale: “à vous entendre, on croirait qu’en se transférant d’un lieu dans un autre, on échappe à ses discordes et qu’on parvient à se fuir. Rien n’est plus faux!” La quête du lieu est condamnée à l’échec mais, parce qu’elle est quête de médiation, elle est en même temps inévitable: c’est l’un des paradoxes du Christianisme.

Sur son chemin, Huysmans est un “chrétien laborieux,” qui veut bien s’engager dans la voie de la sanctification, mais pas trop! En vieux garçon qui craint de prendre froid au vent de l’Esprit, il accumule les “prudences de converti petit joueur,” comme l’écrit heureusement Solal, ramenant l’union mystique à un curieux coitus interruptus avec le Ciel. L’auteur cite à l’occasion Jean Borie, qui avait admirablement senti cela dans son analyse de la “piété célibataire” de Huysmans. Méfiant, l’illustre converti est aussi plus que critique envers ses coreligionnaires. On connaît sa vindicte contre “l’effroyable appétit de laideur” des catholiques de 1890, installant des vespasiennes devant le sanctuaire de “Celle qui pleure” ou laissant supposer, à Lourdes, une véritable “intervention du Très-Bas.” Elle s’épanouit en une description au scalpel de “l’étrange amalgame d’intolérance sectaire et de pieusarderie féminine” qui rend définitivement infréquentables les bourgeois des paroisses. S’ils étaient des monstres, encore! Huysmans est animé par la fascination du tératologique, dans la filiation revendiquée des peintres du Nord, Hieronymous Bosch ou son cher Matthias Grünewald. Mais il renâcle devant la pure médiocrité. Il est pourtant sincèrement désireux de vivre la communauté, non seulement sous la forme générique issue du Nouveau Testament, qui s’impose à tout fidèle, mais sous les espèces quintessenciées, élitistes, de la vie régulière, spécifiquement bénédictine. Là seulement, en effet, on goûte pleinement “le savoureux poison de la liturgie,” la vraie passion de Huysmans—concurrencée par la seule luxure, qui n’est après tout qu’une autre ritualité jouissive. Mais il ferait bien profession comme Jules Renard conseillait de faire son voyage de noce: “tout seul.” D’où l’investissement d’un espace canonique, social et géographique singulier, celui de l’oblature. Non le monastère mais la Maisonnette, avec une majuscule idéale, Solal a raison, même si sa connaissance du monde des cloîtres n’est pas aussi intime que celle des très grands huysmansiens, Pie Duployé hier, Dominique Millet-Gérard aujourd’hui.

À cet endroit la quête de l’abri, ou de l’asile, croise la quête des modèles. Fidèle à son imaginaire néo-médiéval, Huysmans se fait alors hagiographe. Il l’aura été deux fois au moins, sur Lydwine et sur Don Bosco, peut-être trois si l’on voit aussi dans Les Foules de Lourdes une vie de Bernadette. Les suppurations médico-mystiques de la sainte de Schiedam, cette “Hollandaise volante” qui fut aussi une sorte de Marthe Robin modèle 1400, ont attiré depuis longtemps les amateurs de décadentisme faisandé. Bien plus neuve est la lecture du Don Bosco de 1902—qui aurait gagné à garder l’excellent titre de sa première publication, “Le pédophile et le pédophobe.” Un détail typographique attire ici l’attention: prêtre italien, Giovanni Bosco devrait être appelé don Bosco; les premiers éditeurs, sans que cela fasse réagir Huysmans, semble-t-il, ont imprimé dom Bosco. Dom comme un moine, comme l’un de ces bénédictins graves et savants que le converti préférera toujours à tous les abbés crottés, mais aussi (comment ne pas y penser ?) dom comme Dom Juan—à ceci près que ce ne sont pas des femmes que le saint éducateur inscrit sur son album, mille e tre et même davantage, mais de jeunes garçons, blancs équivalents des victimes du noir Gilles de Rais.

Ardent défenseur de la stérilité physiologique, ennemi juré de la prolifération et du grouillement, Huysmans ne croit qu’en la fécondité spirituelle, en la maternité virginale, préférant les ogres, auréolés ou maudits, à Monsieur Fenouillard. Son monde est celui de Marie, vierge mère, fille de son fils, épouse de l’Esprit. Là où son ancien maître Zola fantasmait in fine une productivité industrielle des utérus laïcisés, l’écrivain toujours “en route” trouvait son lieu ultime dans une religion de l’“anti-physique,” de la nature vaincue par une Grâce immaculée. Faut-il rappeler que la traduction usuelle d’À rebours est Against Nature?

Alain Rauwel
Centre d’études en sciences sociales du religieux
Volume 45.3-4