Monicat on Thivend (2024)
Thivend, Marianne. Ces Femmes qui comptent: le genre de l’enseignement commercial en France au XIXe siècle, PU de Lyon, 2024, pp. 320, ISBN : 9782729714390
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À la croisée des histoires de l’enseignement technique, de l’éducation des filles, du travail des femmes et de la comptabilité sur une période allant du Second Empire aux débuts de la Troisième République, l’étude érudite et méticuleuse de Marianne Thivend, consacrée à l’enseignement commercial et à la formation au travail des filles et des femmes fera référence. Sa méthodologie rigoureuse ainsi que la richesse et la diversité des sources examinées mettent en lumière les engagements éducatifs et professionnels de femmes dont les parcours ont parfois été effacés, tels ceux des pionnières de l’enseignement commercial, ou invisibilisés, tels ceux des filles et des femmes ayant suivi un apprentissage de la comptabilité dans des contextes extrêmement variés et peu souvent envisagés dans l’histoire de “ceux qui comptent.”
“Celles qui comptent” sont souvent positionnées dans les marges des structures genrées de l’activité professionnelle. Ainsi que Marianne Thivend le souligne à plusieurs reprises, c’est à travers l’exploration de ces lieux de formation que peut être mise en évidence la construction genrée du centre, et que les histoires du féminisme peuvent appréhender et inclure dans leurs réflexions des expériences de femmes qui en constituent trop souvent l’impensé. Le parti pris d’une “construction par le bas” de la formation commerciale des filles et des femmes s’appuie sur l’analyse détaillée de cultures et d’initiatives locales et permet de rendre la complexité de situations pensées à travers d’abondantes sources primaires et secondaires (22). Le terme de “bricolage” revient souvent pour dire les contextes de la création et de l’accès à un enseignement commercial féminin qui implique familles, réseaux, instituions et structures multiples avant que la profession ne commence à s’organiser plus systématiquement en fin de période quand le champ est défini à l’échelle nationale. Les circonstances locales affectent des choix qui ne sont pas nécessairement dictés par un modèle de fonctionnement prédéterminé : c’est ainsi que la mixité peut être pratiquée dès lors que l’offre et la demande en imposent la logique. Au fil des lieux parcourus (Lyon, Paris, Nantes, Marseille, Bordeaux, Le Havre, Saint-Étienne, Rouen, Amiens etc.) et des structures et organisations analysées (Écoles Primaires Supérieures, École Pratique de commerce et d’Industrie, cours secondaires publics, cours municipaux parisiens, Société d’Instruction Primaire du Rhône, Société Pour l’Enseignement Professionnel des Femmes, Société académique de comptabilité, pour n’en citer que quelques-unes), l’ouvrage dessine des expériences de femmes qu’il est souvent tout juste possible d’esquisser et ne perd jamais de vue les enjeux plus larges de cette histoire.
Ces enjeux sont particulièrement mis en valeur à travers l’évocation de deux pionnières de l’enseignement commercial féminin, Élise Luquin et Marguerite Malmanche, présentes tout au long de l’analyse. La seconde, qui a surtout œuvré à Paris mais dont l’influence s’affirme au niveau national et international (voir les Expositions Universelles et les congrès qui en témoignent) a été formée dans le cours de comptabilité ouvert en 1857 par la première à Lyon alors qu’à la suite de la faillite de l’entreprise familiale Luquin s’engage dans la voie de l’enseignement. Ainsi que le formule Thivend, ces femmes ambitieuses ont eu de l’ambition pour les femmes. Comme bien d’autres, pour mener à bien leurs projets elles se sont appuyées sur les dimensions acceptables de la formation et du travail des femmes: la tenue des comptes est une activité qui requiert des qualités jugées “féminines” et qui est tout d’abord exercée dans les contextes domestiques de l’auxiliariat et du partenariat. Ce “discours audible” (155) mettant en avant la spécificité des sphères, des filières et des emplois réservés aux femmes risque certes la “ghettoïsation” et la “subalternisation,” mais de telles assurances permettent à ces femmes d’assumer des responsabilités administratives importantes dans le développement de l’enseignement commercial et d’influer sur ses dimensions pédagogiques et intellectuelles.
Thivend montre en effet comment Luquin et Malmanche se sont également distinguées dans un marché éditorial en pleine expansion. Alors que l’historique de la première phase de cette histoire signale que la culture commerciale fait partie de l’éducation des filles tout au long de la période, les manuels de ces pionnières démontrent qu’elles s’approprient les savoirs comptables et y inscrivent les femmes. Luquin donne ainsi à son lectorat des outils juridiques, transmettant par exemple des connaissances sur les régimes matrimoniaux. Malmanche met en avant la pratique des langues dans l’enseignement commercial et aborde le domaine de l’économie politique. La comptabilité se fait ainsi “outil pour l’autonomisation économique, sociale et politique des femmes” (206). D’autres figures importantes de cette histoire sont également évoquées, telle Blanche Schweig qui crée en 1900 le Syndicat des caissières, comptables, employées aux écritures et employées de commerce. Guides des métiers et presse féministe donnent enfin plus de visibilité à une professionnalisation qui prend la voie du salariat.
Les parcours de femmes qui démontrent le mieux l’importance du travail de Thivend sont pourtant ceux de celles qui ont laissé le moins de traces et qu’il est le plus difficile de reconstruire. Tout au long de l’ouvrage, Thivend fait une extraordinaire démonstration de recoupement de sources qui met en lumière les silences (ceux des Annuaires commerciaux par exemple) et rend d’autant plus précieux les cheminements professionnels reconstituées grâce à des archives comme celles du personnel de la Société Générale où lettres de demande d’emploi et lettres de recommandation font entendre les voix de certaines de ces femmes. Lyon est un “terrain privilégié” (239) pour Thivend qui en fin d’ouvrage suit les parcours des femmes formées au cours Luquin et explore une multitude de sources (recensements de population, actes et contrats de mariage, annuaires commerciaux, archives des entreprises) pour saisir des fractions de parcours, faire surgir des noms. L’histoire de la formation des femmes à la comptabilité commerciale que nous offre Thivend impressionne donc non seulement par le foisonnement des matériaux analysés et par la force de la démonstration, mais aussi parce que cette contribution à l’historiographie féministe fait surgir des histoires de femmes qui permettent de documenter et de repenser la notion même de marge.