Brossillon on Noir (2014)

Noir, Pascal. Aux pieds d’Omphale. Hercule ou le crépuscule d’un dieu masochiste (Mythocritique de la décadence et de Sacher-Masoch). Éditions Honoré Champion, 2014, pp. 378, ISBN 978-2-7453-2584-6

Pascal Noir se propose dans cet ouvrage d’observer le masochisme masculin dans une littérature fin de siècle influencée par Leopold von Sader-Masoch, qui tente de subvertir le mythe d’Hercule et de se le réapproprier tout en mettant en exergue une angoisse de l’époque: la sujétion de l’homme à la femme. Il s’efforce de montrer à quel point les auteurs décadents mettent à mal ce Dieu qui est réduit à un simple esclave. De héros mythique, Hercule devient victime et martyr du sadisme féminin, mais une victime consentante puisqu’il semble en effet y prendre plaisir.

Dans son premier chapitre, Pascal Noir analyse cette volonté décadente de présenter le corps masculin meurtri par une femme qui se fait “bourrèle.” Les rapports masculin-féminin sont inversés: l’homme est un simple jouet entre les mains de la femme, affaibli par son amour pour elle, tandis que la femme reste froide et indifférente. La femme, c’est Dalila, Judith, Messaline, elle est dominatrice et castratrice, et se délecte dans l’anéantissement du mâle. Hercule incarne désormais une image pathétique de l’impuissance masculine. Appropriation, réification, fétichisme, nécrophilie, voici la destinée du corps de l’homme dans la littérature décadente.

Dans son deuxième chapitre, Noir observe que la virilité d’Hercule est notamment remise en question dans les rapports sexuels, où il adopte désormais une place “en-dessous,” passive, ayant des rapports “par succubus.” La gynandre est athlétique, gymnaste ou dompteuse, elle chevauche l’homme et l’assujettit, et ce faisant annule sa virilité. Femme fatale ou monstre viril, elle a remplacé le dragon qu’Hercule devait combattre. Elle ne se soumet pas à l’homme et reste de marbre tandis qu’il se meurt de désir, mais c’est précisément dans cette privation sexuelle que le masochiste trouve son plaisir.

Dans son troisième chapitre, Noir observe les manifestations de cet avilissement: l’homme est souvent présenté à genoux (supplication et humiliation), il est décrit comme un chien (obéissance et fidélité). Ce “masochisme zoo-mimique,” tel qu’il le nomme, est également représenté par la femme qui se prend pour une cavalière sur le dos de l’homme dont le corps se retrouve écrasé. Elle se fait maître, “equus eroticus,” chasseur, et lui trophée de chasse. Comme le corps féminin en arrive à faire peur, l’homme refuse la sexualité génitale et se délecte de cette sexualité qui n’est jamais consommée. C’est ainsi qu’il se prend à aimer des œuvres d’art qui ne font que représenter le féminin: Diane, Vénus, Cléopâtre.

Dans son quatrième chapitre, Noir montre que le statut de victime de l’homme est souligné par son comportement enfantin et passif. La littérature décadente montre un homme qui régresse au stade infantile avec une envie d’invagination. Le désir œdipien sous-tend ainsi le couple Hercule-Omphale. La femme devient la mère qui étouffe l’homme-enfant, lequel ne peut s’affirmer et en perd ainsi sa vigueur sexuelle. Il s’agit là de la scène primitive inversée en ce que c’est la mère qui se fait ici bourrèle. Dans la littérature décadente, celui qui est symboliquement mis à mal est le père.

Dans son cinquième et dernier chapitre, Noir observe que les textes décadents font d’Hercule un homme féminisé, ridiculisé, asservi, tandis qu’Omphale a pris ses attributs. Les rôles se sont inversés. La figure d’Hercule est subvertie par la décadence et en vient à représenter tout son contraire. L’homme masochiste semble subir un hermaphrodisme psychosexuel, offrant l’image d’un androgyne ou d’un homosexuel. Le mythe est détruit au point où Hercule lui-même apparaît en décomposition, vaincu par la femme sadique, son cadavre étant parfois conservé pour l’amour après la mort. Cette nécrophilie relève d’un érotisme morbide où le corps masculin a atteint le stade ultime de la passivité. La femme se fait vampire, ogre, et dévore le corps de l’homme, victime de l’hystérie féminine parfois exprimée par des désirs féminins insatiables qui l’épuisent et l’anéantissent. La sexualité féminine se fait dévoratrice, mise à mort. Pour se libérer de la chair, cet “homme nouveau” doit rechercher la “diète sexuelle” ou le célibat, mais ce rejet de la sexualité, ce retardement de l’acte sexuel, participe précisément de sa jouissance masochiste.

Tout au long de son ouvrage, Noir s’efforce de montrer que l’Hercule décadent est un homme déchu, devenu un simple bibelot entre les mains de la femme dominatrice et castratrice. L’épisode le plus pertinent pour imager la littérature fin-de-siècle et celle de Sader-Masoch est celui où Hercule se retrouve aux pieds d’Omphale, esclave de la reine de Lydie dont il recevra des coups de pieds. Hercule, par son martyre, incarne les angoisses de l’homme face à la femme qui anéantit la puissance masculine, la virilité. Cette littérature décadente fait fi des gloires du héros mythique pour se focaliser sur ses ratés, ses humiliations. Nous sommes témoins de la mise à mort d’un Dieu, mort aussi bien métaphorique que littérale, la chambre devenant le lieu ultime de la mort, mêlant Eros et Thanatos. Le sexe, donné ou refusé, devient l’outil de cette mort.

La quantité des sources utilisées dans cette étude est absolument remarquable. Le corpus est impressionnant, à tel point que l’on peut parfois s’y perdre et que l’on trouve quelques répétitions. Les très nombreuses notes de bas de page montrent la richesse de l’analyse, mais font parfois également perdre un peu le fil de la lecture du fait de leur quantité. La qualité de la recherche et de l’analyse effectuées par Pascal Noir reste indéniable, et Aux pieds d’Omphale est fascinant et pertinent.

Céline Brossillon
Ursinus College
Volume 46.1–2