Sureau on Lübecker (2022)
Lübecker, Nikolaj. Twenty-First Century Symbolism: Verlaine, Baudelaire, Mallarmé. Liverpool University Press, 2022. pp. 219. ISBN: 978-1-80207-012-5
Nikolaj Lübecker propose une nouvelle lecture de certains textes de Verlaine, de Baudelaire et de Mallarmé à la lumière des théories critiques du XXIe siècle tels l’écocritique, l’affect et les études technologiques. Il montre comment certains passages choisis des trois poètes symbolistes participent activement aux débats théoriques modernes. Lübecker nous présente une étude esthétique dans laquelle il affirme que non seulement ces poètes étaient largement en avance sur leur temps dans leur conception de la place de l’être humain dans l’univers, mais qu’à la lumière des théories critiques actuelles, leurs textes sont toujours, voire même plus que jamais, au goût du jour.
Lübecker déclare que les trois poètes symbolistes ont mis en pratique une ontologie non-anthropocentrique. Il considère comment Verlaine, puis Baudelaire et enfin Mallarmé ont chacun mis en œuvre un processus d’individuation, le devenir individu, qui part de l’environnement et non de l’être, à l’inverse de la phénoménologie. L’auteur dévoile que ce processus débute chez Verlaine, s’approfondit avec Baudelaire et atteint son apogée chez Mallarmé. Sa méthode ne suit pas un ordre chronologique. Il ne cherche pas non plus à envisager les poètes au regard de leurs situations privées, sociales ou politiques. Lübecker utilise plutôt une approche métacritique: il énonce des arguments avancés par certains critiques dont il applique les thèses à des passages choisis, tirés des œuvres complètes de chaque poète.
Les deux premiers chapitres se concentrent sur Verlaine à la lumière des hypothèses de Barthes sur le haïku, et de Simondon sur l’individuation (qui reviendra tout au long du livre), dans le but de présenter Verlaine comme un poète écologiste. Lübecker propose une relecture de “La Lune Blanche” en tant qu’haïku pour signaler la relation que, chez Verlaine, l’être humain entretient avec le monde qui l’entoure, que celui-ci soit urbain, linguistique ou sémiotique. Selon l’auteur, l’environnement chez Verlaine participe activement au processus d’individuation écologique. La poésie haïku-esque de Verlaine serait donc une “mise en pratique” qui relie le psychique à l’environnement. Pour Lübecker, l’expérience de la poésie de Verlaine qui spatialise le temps fait se rejoindre et s’entre-mêler le langage, l’être et l’environnement. Le lecteur de cette poésie haïku-esque se retrouve au cœur et participe au mouvement du cosmos que Simondon aurait nommé “l’individu-milieu” (l’individu en train de s’individualiser) qui va du pré-individu au collectif, mais dont le mouvement transformatif, nous l’avons déjà souligné, partirait de l’environnement et non de l’être.
Dans le second chapitre dédié à l’œuvre de Verlaine, l’auteur s’arrête sur “L’Ombre des Arbres” pour montrer encore une fois que l’environnement chez Verlaine, par le biais de vibrations affectives que l’on retrouve tout au long du poème, déclenche ce processus d’individuation foncièrement écologique. Le poème constitue une autre forme de mise en pratique qui invite le lecteur à faire l’expérience de son engagement et de son propre enchevêtrement avec l’univers qui l’entoure, sachant que l’univers n’est pas uniquement pour Lübecker de l’ordre de la nature. La poésie de Verlaine serait donc un exercice en mouvement, de l’univers vers l’être humain, et inversement. Cette approche n’est pas tout à fait nouvelle en soi, mais jamais avant Lübecker n’avait-elle été présentée dans des termes et concepts directement tirés des théories contemporaines.
Avec Baudelaire, Lübecker continue son examen de l’individuation affective et avance cette fois-ci vers une individuation collective. En reprenant les théories (entre autres) de Massumi, Poulet, Chambers et Rancière, Lübecker expose dans “Crépuscule du Soir” la présence d’un défi au lecteur de se réévaluer en des termes moins anthropocentriques. Baudelaire relèverait ce pari grâce à la couleur qui, dans les extraits choisis tirés du “Salon de 1846,” agit et transforme le monde. Basant son argument sur les préceptes de Cézanne, Lübecker soutient que les couleurs servent chez Baudelaire d’intermédiaires entre l’être et son environnement puisqu’elles-mêmes sont interrelationnelles, dépendantes d’autres couleurs voisines et relèvent donc, de fait, d’un écosystème. Selon Lübecker, Baudelaire encourage ses lecteurs à considérer les différentes manières dont ceux-ci se mêlent à leur environnement, et met au défi leurs habitudes anthropocentriques. Il demande à ses lecteurs de reconsidérer la conception qu’ils détiennent d’eux-mêmes dans et par rapport à l’univers.
Les deux derniers chapitres se penchent sur Mallarmé qui propose non seulement une individuation affective de l’individu-milieu (Verlaine) et de l’individu-milieu collectif (Baudelaire), mais un assemblage complet, une relation affective entre tout, à tous les niveaux. Pour ce faire, Lübecker s’intéresse à deux textes de Mallarmé, “Le Livre, Instrument Spirituel” et “Le Démon de l’Analogie,” ainsi qu’aux jeux inventés par le poète dans “L’Anglais Récréatif.” Par le biais de la critique médiatique ainsi que des études cybernétiques, Lübecker présente le concept d’individu-livre, l’étape suivante dans le processus d’individuation, indiquant qu’en envisageant l’écriture et la lecture comme des “pratiques,” des expériences de l’affect, le livre constitue le berceau des relations entre tout. L’idée que Mallarmé se faisait du livre rejoint les concepts modernes tirés de l’écocritique qui mettent en relief les relations fusionnelles qu’entretiennent l’être humain, les procédés techniques et l’environnement, sans que l’un n’acquiert plus d’ascendant que, ou sur, les autres. Pour Mallarmé, il n’existe plus d’organisme gouvernemental; tout est relation et résonance entre l’être, la page et l’environnement. Pénétrer ces corrélations relève, selon Lübecker, d’une approche écocritique. Rejoignant individuation et écocritique, Lübecker démontre que Mallarmé utilise le livre comme l’instrument parfait et nécessaire pour envisager et se frayer un chemin à travers la complexité de l’environnement.
Lübecker achève son analyse de Mallarmé avec “Le Démon de l’Analogie,” texte accumulatif qui constitue l’aboutissement de la théorie écocritique de l’individuation. Par le biais des théories cybernétiques et des médias, Lübecker avance que Mallarmé allie tous les espaces en une complète fusion entre les différents environnements : physique, psychique, textuel mais aussi environnemental et linguistique. Nous voici au cœur de la médiation où tous les intermédiaires se recoupent, ce que certains avant Lübecker appelaient déjà un assemblage.
Twenty-First Century Symbolism: Verlaine, Baudelaire, Mallarmé est un texte fascinant qui offre une relecture de certains textes symbolistes à la lumière des théories du moment. Cet ambitieux projet est réussi. Ce n’est pas, en revanche, un manuscrit facile d’accès puisqu’il appuie ses arguments sur la méta-critique, la philosophie et la critique d’art. La bibliographie en est riche, les théories variées, et à propos. Lübecker offre une perspective rafraîchissante sur des poèmes sur lesquels on pensait peut-être avoir déjà tout dit.