Lancereau on Godfrey (2023)
Godfrey, Sima. The Crimean War and Cultural Memory: The War France Won and Forgot. U of Toronto P, 2023, 210 pages, ISBN: 978-1-4875-4777-6
“Krym naš” (La Crimée est à nous). Voilà dix ans que la Fédération de Russie occupe illégalement la Crimée, qu’elle considère comme “sienne.” Pour l’opinion française, l’affaire est bien lointaine: après tout, la France a-t-elle jamais eu quelque rapport avec la Crimée, ou même l’Ukraine? S’il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on ignore tout d’Anna de Kiev, reine des Francs au XIe siècle, du lycée Richelieu d’Odessa ou des mutineries des marins français partis en 1918–19 pourfendre le bolchévisme en mer Noire, c’est un silence d’une autre nature qui nimbe la guerre de Crimée (1853–56). Assurément les noms d’Alma, Malakoff et Sébastopol évoquent moins, de nos jours, des victoires arrachées aux Russes qu’un pont, une ville de banlieue et un boulevard—sans doute nommés au hasard.
L’ouvrage de Sima Godfrey dissèque cette béance en cinq chapitres tâchant de répondre à un paradoxe : pourquoi la guerre de Crimée a-t-elle été effacée de la « mémoire culturelle » française (chapitre un), après avoir pourtant fait l’objet d’investissements symboliques massifs, comme le montrent tant le canon littéraire et artistique que les dispositifs spectaculaires, la photographie et la culture matérielle (chapitres deux à quatre) ? De cette guerre, la seule dont la France du XIXe siècle eût pu tirer quelque gloriole et qui lui coûta 95,000 vies, Sima Godfrey a donc rassemblé les traces éparses dans la littérature, l’art et la politique monumentale du temps. De fait, les initiatives commémoratives furent légion: l’empereur caressa le projet d’une Salle de Crimée au Musée historique de Versailles (124–6); l’Exposition de 1855 et le Salon de 1857 débordaient de peintures de bataille (101–13); l’Académie française reçut des œuvres par dizaines lorsqu’elle mit la guerre d’Orient au concours de poésie (49). Rien de cela, cependant, n’a su se frayer une voie jusqu’à nous dans la vie de l’esprit; cette matière est restée enfouie dans l’archive.
Le chapitre de clôture (chapitre cinq) avance un faisceau d’explications. Pourquoi les Français se seraient-ils intéressés à cette entreprise insensée, illisible, qui leur semblait une aventure suspecte à la remorque des Anglais? Comment une guerre qui fut, côté français, dépourvue d’épisode-phare, de héros et de scènes dramatiques, et dans laquelle la grande faucheuse fut moins le fusil russe que le choléra, aurait-elle pu devenir légende? Surtout: que valait Sébastopol face à Sedan, pour les générations qui suivirent? À ces motifs, l’autrice aurait pu en ajouter un autre, qui tient à la propriété des œuvres. Il y a une logique esthétique et historique à ce que les panégyriques rimés des victoires de Crimée dans le goût de “Et je ferai voler ce mot: Sébastopol, / Des tours de Notre-Dame au dôme de Saint-Paul!” (Hugo), et autres envolées de Laprade et Vigny, aient échoué à pénétrer le canon littéraire. Au regard de ce que le XIXe siècle avait à tirer poétiquement de lui-même, ces déclamations semblent bel et bien une fausse tendance du monde des lettres, aussi hors de leur temps qu’une charge d’historiographe du roi en 1817 ou un manifeste du drapeau blanc en 1871.
À lire Godfrey, on finit par se former l’idée suivante: la guerre de Crimée n’a existé que comme fait d’actualité et comme fait historique, sans jamais atteindre à la dignité d’événement. En tant que fait d’actualité, elle n’a jamais été pour le public que quelque chose dont on parle. C’est à ce titre qu’elle a, comme le retrace l’autrice, envahi les théâtres, les murs du Salon, le roman et la poésie: au titre de trame de fond. En définitive, elle n’en changeait ni le jeu, ni les règles du jeu: la peinture de batailles et la poésie de circonstance demeurèrent, au lendemain de cette guerre, le désœuvrement académique et l’épanchement forcé qu’elles étaient déjà devenues au cours des décennies précédentes.
En tant que fait d’actualité, donc, cette guerre se mua aussitôt en objet médiatique et culturel offert à la consommation de masse (74): Godfrey souligne ici le rôle des premiers reporters et photographes de guerre, du “peintre de la vie moderne” Constantin Guys, des câbles télégraphiques sous-marins, mais aussi des vaudevilles, essais, panoramas, caricatures, tableaux, jeux de loto et assiettes commémoratives (chapitre quatre). À la lecture s’impose toutefois le sentiment que le problème ici n’est pas tant celui, pointé par Baudrillard à propos de la guerre du Golfe (95), de savoir si celle de Crimée n’aurait, en définitive, été rien d’autre qu’un produit spectaculaire—et si la vie de cette société-là n’aurait, déjà, été rien d’autre qu’une immense accumulation de spectacles. Le problème est celui du vertige. Assailli de pantomimes et de gravures, de télégrammes et d’objets à l’effigie de la guerre, le sujet moderne pouvait à bon droit sombrer dans l’étourdissement, dont il ne se relèverait que pour y rechuter avec la prochaine “affaire.” Ce n’est pas un hasard si le grand problème de la psychologie d’alors, prélude à la phénoménologie, fut celui de l’attention dans le temps.
D’autre part, en tant que fait historique, la guerre de Crimée n’eut jamais son espace de pertinence propre. La république ne fit rien de ces victoires, associées à l’empire abhorré et à l’Église honnie (153). Depuis lors, aucun écho (et pas même les récentes annonces d’envoi de contingents français en Ukraine) ne semble pouvoir tirer la guerre de Crimée des limbes où elle se tient, au côté de l’immense passé jugé par les vivants inutile à l’action. On pourrait fantasmer: que faudrait-il pour que Paris redécouvre la tour de l’Alma sous le pont du même nom, comme Bristol a redécouvert l’esclavagiste sous les traits d’Edward Colson avant de jeter à l’eau sa statue, dont on ignorait peut-être l’existence jusqu’à la veille?
Actualité—histoire: en trame de fond de l’ouvrage de Sima Godfrey se tient tout le XIXe siècle, ce moment où l’on commença à exiger des nationaux qu’ils s’informent de leur passé, tout en les tenant en perpétuelle haleine sous les assauts des “nouvelles du jour”, charge à eux de s’en tenir tout autant informés, en tant que citoyens cette fois. L’actualité et l’histoire formaient bien les deux versants d’un même régime d’information, qui voulait qu’on “en connût” suffisamment pour se dire “au courant” et être tenu pour tel, mais jamais assez pour jeter quelque clarté sur le présent, et dans la stricte mesure où de cette connaissance ne découlait aucune sorte d’action. Ainsi de la guerre de Crimée, dont il était sans doute bien vu en 1857 de “se tenir informé” et de s’émouvoir mollement, comme il est de bon ton aujourd’hui d’en conserver le vague souvenir scolaire. Nous sommes, ici et là, dans le domaine du lointain qui n’incite à rien. Aussi cette guerre ne saurait-elle porter d’autre nom que celui de non-événement. Un événement n’ébranle pas seulement toutes les régularités et les certitudes de ses propres circonstances. Pour un temps indéfini, sa nature, sa portée, sa valeur demeurent un objet d’interprétation, de débat, de lutte, se redessinant à mesure des besoins et des forces du présent. D’un côté, la Réforme, la Révolution française ou la guerre de Sécession; de l’autre, la guerre de Crimée ou, comme l’autrice l’évoque très opportunément, le Covid (164), qui, sept millions de morts plus tard, n’est factuellement pas l’ombre d’un événement—si tant est qu’il soit encore, à nos yeux, quoi que ce soit.