Schreier on Prasad, ed. (2020)

Prasad, Pratima, éditeur (coll. Roger Little). Esclaves marrons à Bourbon: une anthologie littéraire (1831–1848). L’Harmattan, 2020, pp. xxx + 290, ISBN 978-2-343-19392-2

Comme son titre l’indique, ce volume est consacré aux marrons de l’île Bourbon, esclaves qui dès le dix-septième siècle ont échappé à leurs maîtres et parfois formé des communautés autonomes hors d’atteinte des planteurs, si ce n’est du système de plantation lui-même. Le marronnage (de l’espagnol cimarrón, animal domestique revenu à l’état sauvage) est commun à toutes les sociétés esclavagistes, mais il occupe particulièrement les écrivains de l’île Bourbon (devenue île de la Réunion en 1848) et ses visiteurs. L’intérieur montagneux de l’île, ses forêts compactes et ses cirques difficiles d’accès la rendent en effet propice au marronnage ainsi qu’à l’imaginaire qui se développe à son sujet. Dans la première moitié du XIXe siècle––période durant laquelle sont écrits les textes réunis dans cette anthologie––la population des marrons de ce territoire est estimée à un ou deux milliers de personnes. Le bureau de marronnage, créé un siècle plus tôt, récompense des chasseurs de prime qui, organisés en détachements, capturent et souvent abattent les esclaves fugitifs.

Ce recueil contient cinq textes publiés entre 1831 et 1848. Il s’ouvre avec “Le Noir marron” de Victor Charlier. Publiée dans Le Journal des débats, cette nouvelle de moins de dix pages raconte la fuite de Tarquin, pourchassé pour avoir empoisonné son maître, lequel a poussé sa femme au suicide. Capturé, le héros est exécuté publiquement. Suit Les Marrons de Louis-Timagène Houat (1844). Dans ce roman de soixante-sept pages, un fugitif rencontre opinément une jeune blanche, Marie, son époux Frême et leur enfant. Frême n’est pas esclave mais “propriété de l’État,” ayant grandi dans “un camp des noirs de l’État, espèce de village où demeurent tous ceux qui, comme Frême, proviennent des captures de traite” (47–8). Marie et Frême ont, des années plus tôt, quitté la société des blancs pour échapper aux persécutions. Ils doivent la vie à un vieil homme de couleur, “citoyen français” (64) et vétéran des guerres de Vendée et de Russie, qui à leur arrivée dans la forêt s’est fait leur “instituteur” (66) de marronnage. La liberté du protagoniste est de courte durée: attaqué par un détachement, il est capturé et ramené à un maître brutal, tandis que Frême est laissé pour mort. Un “simulacre de cour” (87) ordonne alors l’exécution publique de trois compagnons du personnage, que Frême, bien vivant, et le héros, évadé de prison, interrompent. L’histoire s’achève avec Frême convaincant une centaine d’esclaves de le rejoindre dans la montagne. Le troisième texte est une nouvelle de Théodore Pavie publiée dans la Revue des Deux Mondes. Dans “Une chasse aux nègres-marrons (Île Bourbon)” (1845) Maurice, “petit blanc” désargenté, relate à deux visiteurs métropolitains une battue ainsi que l’immense déconvenue qu’a constitué pour lui le marronnage de l’unique esclave de son père. Cette perte financière a en effet empêché Maurice de se marier et d’acquérir des terres. C’est le Parnassien Leconte de Lisle qui signe la dernière nouvelle, publiée dans l’organe fouriériste La Démocratie pacifique. “Sacatove” (1846) relate l’amour d’un marron pour la fille de son maître, qu’il kidnappe et installe dans une grotte, pour la libérer après avoir essuyé son refus indigné. Désespéré, le protagoniste se laisse abattre par le frère de la jeune fille. Le volume s’achève avec un roman incomplet d’Eugène Dayot, Bourbon pittoresque. Les cent quarante-et-une pages (suivies d’une table des matières des chapitres manquants) livrées ici dépeignent deux préparatifs: ceux de la fête patronymique du héros, le planteur François Mussard, entouré de sa famille et de ses amis, et ceux d’une expédition punitive dans la montagne, menée par le même homme.

Le choix des dates est historiquement perspicace: la traite est définitivement abolie par la France en 1831, l’esclavage en 1848. Le choix des auteurs tout autant. Ces hommes sont nés entre 1803 et 1818. Dayot a vécu toute sa vie à la Réunion, Houat n’a quitté l’île qu’exilé. Natif de la Réunion lui aussi, Leconte de Lisle y a passé une partie de son enfance et Pavie y a brièvement séjourné. Seul Charlier a semble-t-il travaillé d’imagination. Cette anthologie cohésive n’en offre pas moins différentes perspectives sur le marronnage, et ce à un moment clé de l’histoire des représentations de l’esclavage. Le recueil contient aussi bien le roman que Houat a écrit à Paris après avoir été banni pour avoir “comploté contre la vie et la propriété des blancs” et “excité à la guerre civile,” comme il l’a écrit à Cyrille Bissette, l’une des principales figures de l'abolitionnisme de l’époque (Houat a été condamné pour avoir diffusé le journal de Bissette, La Revue des colonies, à la Réunion), que le texte de Dayot, hagiographie nauséabonde de Mussard, le plus célèbre chef de détachement de l’histoire de la Réunion. 

Prasad situe solidement ces textes dans l’histoire littéraire, indiquant que c’est à cette époque qu’une activité journalistique autonome voit le jour sur l’île et que sont écrits les premiers romans locaux––ceux de Houat et Dayot centrés, justement, sur le marronnage. Elle souligne judicieusement la variété des tons des auteurs, didactiques, ironiques, utopiques, amers. Son choix de textes révèle en outre les différences idéologiques entre la métropole et la Réunion, l’existence d’un prolétariat blanc, et le silence de ces écrivains à propos d’un élément fondamental du marronnage: les marronnes. Ce volume intéressera un public curieux de lire des récits souvent mélodramatiques et manichéens, certes inspirés de Paul et Virginie, Bug-Jargal ou encore du Mulâtre de Victor Séjour mais aussi basés sur une expérience qui a permis à leurs auteurs de décrire certaines réalités accablantes de l’esclavage. On retiendra surtout le texte de Houat, publié récemment par les éditions de l’Arbre Vert mais replacé ici dans son contexte. Le travail de Prasad a en effet l’immense mérite de donner la mesure des difficultés rencontrées par ce fils d’esclave affranchi (originaire de Guinée), et d’accorder enfin à cet auteur l’importance qu’il mérite. 

Signalons enfin que ce volume est paru dans l'incomparable collection “Autrement mêmes” dirigée par Roger Little, dont l’érudition et l'infatigable curiosité intellectuelle ont permis de constituer un riche corpus de près de deux cents titres, indispensable à notre profession. La remarquable anthologie de Prasad compte parmi ses fleurons.