Blanchard on Steel (2012)
Steel, David. Lettres d'Émile Souvestre à Édouard Turquéty, 1826-1852. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, coll. "Mémoire commune," 2012. Pp. 183. ISBN: 2753517436.
L'ouvrage Lettres d'Émile Souvestre à Édouard Turquéty, 1826-1852, réalisé par David Steel, présente une correspondance entre deux acteurs bretons de la production littéraire française du XIXe siècle, à savoir le nomade et prolifique morlaisien Émile Souvestre (1806-1854) dont la postérité retient surtout Les Derniers Bretons (1836), Le Foyer Breton (1844), Le monde tel qu'il sera (1846) et Un philosophe sous les toits (1851), et le sédentaire rennais Édouard Turquéty (1807-1867) qui voua sa vie à la poésie lyrique et catholique, exprimée entre autres dans Esquisses poétiques (1829), Amour et foi (1833) ou Poésie catholique (1836). C'est en 1826, à la faculté de droit de Rennes, que les deux hommes se rencontrèrent, et ce n'est pas le droit, mais leur passion pour la poésie qui scella leur amitié. Les promenades presque quotidiennes des deux étudiants dans Rennes durent laisser la place à l'échange par lettres lorsque Souvestre quitta la ville pour Nantes.
David Steel donne accès à un matériau inédit qui permet-- par la confidence, l'intimité, l'émotion, les doutes--une approche différente d'une parcelle de l'histoire littéraire française du XIXe siècle. Il met en lumière, à travers ces 61 lettres éditées, la très grande amitié qui lia les deux jeunes hommes, alors "passionnés de culture et assoiffés de réussite littéraire" (33), et le délitement progressif de celle-ci, reflet de leurs parcours personnels et littéraires distincts et de l'accroissement des divergences politiques et religieuses entre les deux hommes. Steel essaie de rendre compte du contexte de la naissance et de l'évolution de cette relation forte et émouvante, bien que très empreinte d'emphase et de déférence convenue typiques des milieux bourgeois desquels proviennent les deux hommes. La surcharge rhétorique et la fidélité à une amitié à protéger à tout prix masquent--malheureusement pour le lecteur et chercheur actuel--les positions politiques et religieuses des deux hommes dont la correspondance traverse pourtant 1830 et 1848: on n'y trouve en effet que de simples sous-entendus ou éclairages en demi-teinte sur le royaliste et catholique Turquéty ou sur les tendances socialisantes, les influences saint-simoniennes et l'attirance pour le protestantisme de Souvestre.
Le lecteur est guidé dans cette plongée au cœur du 19e siècle par plusieurs éléments: une introduction intitulée "Une amitié littéraire" (25pp.) dans laquelle Steel, en plus d'apporter des indications bio- et bibliographiques, tente de cerner cette surprenante amitié entre deux personnalités si différentes; l'annotation des lettres pour éclairer sur la mention d'une personnalité, d'un événement, d'une œuvre; des annexes comportant des textes en prose de Souvestre sur Turquéty et les lieux où est née leur amitié, et des poèmes des deux auteurs dont il a été fait mention dans les lettres; une liste chronologique des lettres qui met en lumière la densité des échanges dans une première période entre 1826 et 1833, puis la raréfaction de ceux-ci jusqu'à la dernière lettre de Souvestre à Turquéty en juin ou juillet 1852; un index des noms de personnes mentionnées dans les lettres, ce qui donnent un bon aperçu, d'une part, de la culture des deux hommes et, d'autre part, des relations qu'ils entretenaient avec le monde littéraire et culturel de leur époque, et permet de mieux cerner la place qu'ils occupaient alors dans le champ littéraire national; enfin, 18 illustrations (gravures, bustes, photographies de documents etc.) donnent corps à certains éléments évoqués par les deux écrivains.
Cet ouvrage permet d'appréhender tout particulièrement la personnalité d'Émile Souvestre puisque le corpus proposé comporte presque uniquement des lettres écrites par Souvestre à Turquéty. Celles-ci, qui ne constituent pas une collection complète d'après Steel, se trouvent en effet dans le fonds Turquéty de la Bibliothèque de Rennes Métropole-Les Champs Libres, alors que les lettres de Turquéty à Souvestre n'ont pas été retrouvées. Seuls quelques fragments des lettres de Turquéty à Souvestre ont été insérés dans l'ouvrage, provenant essentiellement de la biographie de Turquéty par Saulnier (La Vie d'un poète. Édouard Turquéty, 1807-1867. Étude biographique. Paris: Jules Gervais/Nantes: Émile Grimaud, 1885). Émile Souvestre, qui a récemment fait l'objet d'une étude collective codirigée par Bärbel Plötner-Le Lay et Nelly Blanchard (Émile Souvestre (1806-1854): écrivain breton porté par l'utopie sociale. Brest: CRBC, 2007) et d'une exposition au Musée de Morlaix dirigée par Bärbel Plötner-Le Lay (catalogue chez Skol Vreizh, Morlaix, 2007), semble intéresser aujourd'hui à nouveau l'édition car deux biographies de l'auteur pourraient bien voir le jour dans les mois à venir, l'une par David Steel (aux Presses Universitaires de Rennes), et une autre par la maison d'édition Skol Vreizh (Morlaix), complétée à partir des travaux de Bärbel Plötener-Le Lay décédée avant d'avoir pu mener à terme son projet.
La lecture de cet ouvrage éclaire ainsi le début de carrière de deux jeunes Bretons rêvant à la fois de participer au renouveau culturel de leur région, en formant entre autres une Pléiade bretonne (105), et d'atteindre un jour la reconnaissance par Paris. L'ouvrage nourrit une réflexion sociolittéraire sur la manière dont se construisent ces carrières nationales d'écrivains bretons par une incessante tension entre la production littéraire pour la Bretagne et l'attraction du centre parisien, par le jeu des relations et des affinités interpersonnelles, et tout particulièrement par l'importance des périodiques qui foisonnent en ce milieu du XIXe siècle.