Valazza on Pietromarchi, ed. (2015)

Pietromarchi, Luca, éditeur. La penna e il pennello: Le Chef-d’œuvre inconnu di Balzac. Cinque lezioni. Biblink editori, 2015, pp. 113, ISBN 978-88-96244-56-2

La prodigieuse fortune critique qu’a connue Le Chef-d’œuvre inconnu, un court récit dont la première version, parue dans les colonnes de L’Artiste en 1831, semble avoir été quelque peu bâclée par Balzac pour répondre à la vogue du “conte fantastique” à la manière d’Hoffmann, ne s’est pas démentie en plus de cinquante ans, au moins depuis la thèse que lui a consacrée Pierre Laubriet dans Le Cathéchisme esthétique en 1961. Cette fortune est à la mesure du mystère qui entoure le “chef-d’œuvre” du peintre de fiction Frenhofer, et qui n’a cessé d’interpeller les artistes (par exemple Cézanne et Picasso), les critiques littéraires, les historiens de l’art, les philosophes et les psychanalystes au sujet de ce que ce tableau donnerait à voir, ou à ne pas voir. Aussi Le Chef-d’œuvre inconnu est-il l’un des rares récits de Balzac dont le rayonnement est à la fois pluridisciplinaire et international, comme le prouve le recueil italien de “cinq leçons” sur la nouvelle, intitulé La penna e il pennello: la plume et le pinceau.

Le succès du Chef-d’œuvre inconnu en Italie est ainsi démontré par les quelques vingt traductions du texte en italien, parues depuis 1838, dont la liste est fournie par Paolo Breda en annexe du volume (109–11) et dont près de la moitié datent des trente dernières années. L’ouvrage réunit donc cinq leçons, prononcées par des dix-neuviémistes ou d’autres chercheurs (Mariolina Bertini, Franca Franchi, Pierluigi Pellini, Rosa Romano Toscani et Paolo Tortonese) au Centre d’études italo-françaises de l’université de Rome 3; des leçons qui proposent des approches multiples du Chef-d’œuvre inconnu, allant de la philologie à la psychanalyse en passant par l’histoire des idées. Comme le remarque Pietromarchi dans l’introduction, “L’art de Balzac consiste à avoir créé un dispositif narratif qui multiplie les questions sans qu’aucune réponse ne puisse jamais être considérée comme définitive” (10, je traduis, ici comme ailleurs dans le texte). Dans la première leçon, intitulée “Le Chef-d’œuvre inconnu et l’esthétique de la modernité,” Bertini resitue le texte dans son contexte de parution, en rappelant l’influence qu’a pu avoir La Leçon de violon d’Hoffmann, traduite dès 1828, sur l’écriture de la nouvelle. Mais la chercheuse s’intéresse surtout à la postérité de l’art de Frenhofer, qualifié d’“art du futur” (22), en soulignant le dialogue, à distance de cent ans, qui se tisse entre le peintre fictionnel et Picasso à l’occasion de l’édition illustrée du Chef-d’œuvre inconnu réalisée par Ambroise Vollard en 1931. Les gravures de Picasso insérées au fil du texte n’illustrent certes pas des circonstances précises du récit, pour lequel elles n’ont d’ailleurs pas été composées; mais elles ne témoignent pas moins de thèmes communs aux deux artistes, notamment la relation érotique entre le peintre et son modèle et la remise en cause de la mimèsis artistique, ouvrant la voie à l’abstraction.

Pour sa part, Paolo Tortonese, dans la deuxième leçon intitulée “Copier, exprimer, créer: les verbes de l’art,” montre comment Frenhofer échoue dans sa tentative de réaliser son chef-d’œuvre pour la même raison qui aurait dû en déterminer le succès, c’est-à-dire en raison de sa recherche de perfection. En se fondant sur un diagramme qui associe l’artiste à la création, la technique à l’expression et le modèle à la copie, Tortonese établit que l’échec de Frenhofer découle de son exigence de réunir deux catégories esthétiques irréconciliables: la création ex nihilo et la copie du modèle. La technique aurait ainsi pu permettre au peintre de trouver une médiation entre ces deux catégories, mais l’incapacité de Frenhofer à conjuguer la couleur et le dessin (l’énergie et ce qui la contient) l’empêchent d’atteindre à l’expression de la forme.

Dans la troisième leçon, intitulée “L’économie du chef-d’œuvre: notes pour une relecture d’un récit trop célèbre,” Pierluigi Pellini relève les contradictions entre les propos esthétiques de Frenhofer dans le “conte fantastique” de 1831 et ceux de la version de 1837, en postulant que ces contradictions tendent à amoindrir la portée esthétique du texte, au profit d’un modèle économique. Aussi la recherche du chef-d’œuvre absolu de Frenhofer et ses efforts pour exclure son œuvre des échanges commerciaux rendent-ils sa reconnaissance impossible, à une époque où, comme le remarque Pellini, “la loi de l’utile et l’identification du temps et de l’argent nient toute Valeur en dehors du marché” (73). En reprenant la question de l’imitation dans la quatrième leçon, intitulée “À la recherche d’Eurydice: la descente aux enfers de Frenhofer,” Franca Franchi rappelle que “l’imitatio naturae, à partir de la culture romantique, n’équivaut pas à la copie, mais à l’intention de créer comme la nature” (79). L’œuvre de Frenhofer ne peut dès lors plus être jugée à l’aune de la réalité extérieure, visible, mais bien de sa genèse interne, qui se dérobe au regard, tout en le soutenant, dans une approche phénoménologique inspirée de Merleau-Ponty. C’est donc une transition de l’intériorité de la forme à son extériorité que soulignent les verbes “ex-primer” et “pro-duire” qu’emploie Frenhofer une transition qui se révèle en fin de compte impossible, au même titre que le retour sur terre d’Eurydice.

Le problème de la “re-connaissance” du “chef-d’œuvre” fait également l’objet de la dernière leçon, intitulée “Art et psychanalyse: à propos du Chef-d’œuvre inconnu,” prononcée par Rosa Romano Toscani, qui examine, pour sa part, le récit de Balzac dans une perspective psychanalytique. En remarquant que “la psychanalyse doit encore beaucoup apprendre de la littérature” (97), l’analyste propose de reconnaître dans les trois peintres de la nouvelle trois instances du sujet artistique: “Poussin représente l’artiste à la recherche du vrai soi, Porbus celui socialement reconnu et qui a acquis un faux soi, Frenhofer l’abîme contradictoire de l’inconscient et de la folie” (103). Aussi Rosa Romano Toscani interprète-t-elle le mot “inconnu” du titre dans le sens du “moteur inconscient de Balzac, à savoir l’élan vital du génie” (106). Ces cinq leçons, tout en témoignant de la vivacité des études balzaciennes en Italie, montrent en somme que Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac n’a pas fini de confronter des chercheurs d’horizons divers à son mystère, en alimentant une réflexion qui dépasse les frontières des études littéraires.