Bebiano de Almeida on Tadié (2012)
Tadié, Jean-Yves. Le Lac inconnu entre Proust et Freud. Paris: Gallimard, 2012. Pp. 192. ISBN: 978-2-07-013609-4
Pourquoi écrire un nouveau livre sur les rapports entre l’œuvre de Proust et celle de Freud? Le Lac inconnu ne propose pas une nouvelle analyse psychanalytique de l’œuvre proustienne: “Nous ne souhaitons nullement étudier le parcours de Proust à la lumière de la psychanalyse, ni montrer comment, par exemple, il n’a pas surmonté sa crise œdipienne: ce travail a été fait depuis longtemps” (12). Le livre est davantage consacré à étudier ce qu’on peut appeler les attitudes, les jugements, les affinités spirituelles qui unissent les deux auteurs (“la consanguinité des esprits,” 13). Tadié se dédie ainsi à explorer les parallèles qui existent entre eux, en parlant librement sur quelques sujets qui leur sont communs: les rêves, la mémoire, l’enfance, les femmes, l’homosexualité, l’amour, la jalousie, la famille, les actes manqués, les mots d’esprit, l’humour, le deuil. Ces thèmes vont donner à peu près les titres des dix-huit chapitres du livre, qui s’organise ainsi autour de quelques questions chères tant à Proust qu’à Freud (et l’auteur est le premier à dire qu’il n’a pas réussi à aborder toutes les affinités possibles entre les deux écrivains).
Il commence son investigation avec le sommeil et par l’importance que le romancier lui donne. Et comme la démarche est comparative, il peut à ce moment-là se poser la question pour y répondre ensuite: “Nous savons tout du sommeil chez Proust, et de Proust. Pas grand-chose du sommeil de Freud. Était-il insomniaque lui aussi?” (16). Le deuxième chapitre aborde le thème majeur annoncé dans le précédant: les rêves et le rôle qu’ils peuvent jouer dans la fiction de Proust et dans la psychanalyse de Freud. Comme si l’auteur dirigeait une véritable table ronde entre les deux écrivains, il tâche d’organiser le débat, pose des questions, distribue les voix, cède la parole à l’un, à l’autre. Pour donner vie aux deux écrivains les sources les plus variées sont évoquées: écrits publiés, lettres, manuscrits, biographie. Le chapitre sur les rêves, par exemple, commence par un commentaire sur les carnets manuscrits de Proust, pose ensuite une question sur la vie du romancier, établit une comparaison avec la biographie de Freud et la composition de son livre, L’Interprétation des rêves, et finit par une analyse des rêves incorporés au roman proustien. Comme on peut en déduire, cette conversation entre les deux écrivains (reconstituée en quelque sorte par l’auteur) suppose une extraordinaire familiarité avec leurs œuvres et une grande connaissance dans des domaines très variés: biographie, études littéraires, psychanalyse, histoire de la culture. Néanmoins, l’auteur, ne souhaitant pas alourdir son livre de références, ne se sert pas de notes de bas de page (il va même jusqu’à supprimer toute indication bibliographique), avec le propos net que ses essais s’écartent d’un registre strictement académique. En effet, toute son argumentation semble une conversation animée autour d’un sujet qui devrait intéresser tout le monde: que peuvent nous apprendre ces deux écrivains, à nous contemporains, sur un thème qui leur est si cher, les rêves.
Faire parler ces deux grands écrivains comme le fait l’auteur est un fort exercice de pensée. Cela signifie prendre des risques: poser des questions pointues, réévaluer des lieux communs, remplacer un point de vue étroit par une vue plus large. D’ailleurs, quand nous commentons Proust et Freud, nous risquons toujours de rester en deçà de notre objet d’analyse, puisque leur largesse de vues peut toujours s’étendre davantage que la nôtre. Ainsi, ce qui peut parfois détonner dans les essais, ce ne sont pas les paroles de Freud et Proust, mais plutôt les interventions de l’animateur. Au contraire de Flaubert qui avait un type d’aversion contre la “rage de vouloir conclure,” Tadié n’hésite pas à faire des “synthèses” des sujets parfois très difficiles, voire délicats. En voici quelques-unes: “Tout grand écrivain, de Virgile à Joyce, récrit Homère” (22), ou encore: “Le seul véritable objet d’amour, pour les deux auteurs, est la mère” (122). Une autre vient à propos des rapports que les souvenirs d’enfance peuvent entretenir avec le roman de Proust: “Peu importe au fond que, dans Du côte de chez Swann, ‘je’ désigne Proust, ou le Narrateur, personnage fictif: tout est fiction” (82). Et voilà une autre question ardue qui reçoit moins un examen approfondi qu’une réponse discutable. On aurait pu attendre plus de patience à l’égard de ces sujets compliqués, et sur lesquels Proust et Freud se sont penchés, comme reconnaît l’auteur (13), tout au long de leur vie.
Ce trait du livre est pourtant tout à fait compensé par la clarté et l’érudition de l’exposition, par le projet d’écrire un bel essai intéressant qu’on peut lire d’un bout à l’autre sans éprouver d’ennui. De là aussi la liberté de l’auteur à l’égard de certaines formalités lourdes du texte académique: au lieu d’une longue liste de références (dont on ne sait jamais le rôle joué dans la composition du travail), on trouve à la fin une note d’éloge pour les livres qui sont à l’origine du travail et de remerciement à leurs auteurs. Ce n’est pas l’un des moindres mérites du livre, cet accord entre, d’un côté, l’érudition, la rigueur dans la recherche et, de l’autre, le souhait d’être clair et d’écrire un livre intéressant pour tous ceux qui se consacrent à l’étude de la littérature et de la psychanalyse dans le présent. L’auteur démontre ainsi que l’argumentation ne se dispense pas d’une poésie qui naît de la précision et de la finesse du raisonnement et qui se détourne des paradoxes faciles et des phrases à sensation.