Armianu on Goux (2011)

Goux, Jean-Joseph. L’Art et l’Argent: La Rupture moderniste. 1860-1920. Paris: Blusson, 2011. Pp.127. ISBN: 9782907784214

L’Art et l’Argent rapproche de façon inattendue les Impressionnistes Degas, Cézanne, ou Manet et la bourgeoisie qui spécule à la Bourse. Dans ce livre, Jean-Joseph Goux conçoit le champ artistique dans le contexte de l’économie symbolique à partir de la première rupture moderniste en peinture, en 1860, date de l’explosion de Manet et des Impressionnistes. Une deuxième date, 1920, marque un changement radical dans les goûts et dans la perception de l’art tout comme dans la fluctuation du capital symbolique, à travers les manifestes Dada et des changements radicaux des valeurs de l’avant-garde. Tout se lie à partir de ces dates: l’histoire, les valeurs, la société et la réception de l’art. La valeur d’une œuvre ne préoccupe pas seulement les critiques d’art, les économistes du marché financier, et les artistes eux-mêmes, mais aussi les philosophes promoteurs d’un perspectivisme révélateur pour l’entendement de la société et de ses valeurs: on tourne vers le désir et la marchandise.

La perte d’un étalon fixe pour les jugements des valeurs a déjà été le sujet de discussion d’un article de Jean-Joseph Goux paru dans la Revue des Sciences Humaines et intitulé “Valeurs sûres et valeurs risquées” (mars 2006): “Dans ce régime moderniste, ni les valeurs économiques ni les valeurs esthétiques ne peuvent être l’objet d’une évaluation absolue, fixe, universelle.” L’analyse de Goux remplit toutes les pièces d’un puzzle par rapport aux regards esthétique et économique du modernisme. Ainsi, le premier texte dans L’Art et l’Argent pose la question de la valeur financière d’une œuvre d’art contemporaine qui serait suffisante pour se substituer à sa valeur esthétique. L’art est en soi marchandise, comme moyen de placement et de spéculation financière. L’exemple concerne une œuvre célèbre de Jeff Koons, cotée à 25 millions de dollars, montrant la rupture flagrante entre la valeur financière et la valeur esthétique.

Goux ne se contente pas de l’analyse des premiers peintres qui ont vécu cette rupture dans la valeur esthétique (Manet, Cézanne et les Impressionnistes), mais il va jusqu’aux témoignages des écrivains contemporains: Zola, qui fait un portrait tout à fait minutieux du marché artistique (dans L’Œuvre) ou Mallarmé (Les Impressionnistes et Édouard Manet). Chez Zola, le personnage typique du spéculateur est Naudet, qui ne voit dans l’œuvre d’art qu’une marchandise. Ainsi les Impressionnistes marquent une révolution contre la peinture académique contemporaine tout comme le courant néo-classique dans la pensée économique chez Léon Walras dans ses Éléments d’économie politique pure en 1874.

Ici il y a une révolution dans l’esprit de la conception de la valeur des marchandises. On ne tient plus à la définition de la valeur déterminée par le travail de la production. Cette fois la valeur est fluctuante entre la rareté de la marchandise et le désir du consommateur. Du régime marchand de l’œuvre jusqu’aux jeux de la spéculation boursière de l’œuvre d’art n’est qu’un pas, franchi par le capitalisme industriel, le capitalisme du fétichisme de la valeur établie par le désir du marché. L’œuvre en soi n’a plus d’importance; sa valeur est là tant que son image inspire le désir pour l’acheter. Sa valeur est aussi soumise à la mode et à son placement dans la culture symbolique. Ainsi l’œuvre se voit au centre du secteur financier, de la bourse, tout comme objet de publicité dans les expositions universelles, ou dans les magasins.

Goux poursuit cette idée dans le troisième texte du volume: Valeurs sûres/Valeurs risquées. Ici il parle du changement décisif de la valeur à partir de Nietzsche et du subjectivisme de la postmodernité philosophique. La valeur est un jugement subjectif d’un individu et non plus un critère esthétique universel, comme l’avait initialement envisagé Kant dans une des premières définitions de l’esthétique. Un dernier texte de ce volume nous présente un entretien de Jean-Joseph Goux avec Florence de Mèredieu, intitulé “Les chaussettes de Mondrian,” sur la frontière de plus en plus faible entre les arts majeurs et les arts mineurs, entre les arts décoratifs et l’architecture. Cette discussion met en évidence la vie qui devient art et l’art qui devient vie, du fonctionnel et de l’esthétique. La conclusion du livre concerne justement ce passage d’une conception objective de la valeur à une conception subjective, simultanément dans l’art et dans l’économie.  

Irina Armianu
University of Texas-Pan American
Volume 42.3-4
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