Burde on Barrière (2014)
Barrière, Didier. Francisque Michel: médiéviste bibliomane romantique. Bassac: Plein Chant, 2014. Pp. 171. ISBN: 978-2-85452-310-2
Barrière, Didier. Francisque Michel: médiéviste bibliomane romantique. Bassac: Plein Chant, 2014. Pp. 171. ISBN: 978-2-85452-310-2
Mark Burde, University of Michigan, Ann Arbor
Voici un petit livre qui élargit considérablement notre connaissance d’un important médiéviste français. Que celles et ceux qui s’attendraient au traitement dont les grands philologues universitaires tels Gaston Paris et Joseph Bédier ont pu bénéficier depuis une vingtaine d’années (plus de mille cinq cents pages leur ont été minutieusement accordées dans des biographies intellectuelles parues chez Droz) s’abstiennent. Ils risqueraient, d’ailleurs, d’être rebutés d’emblée par les pages non-coupées de cette belle édition style rétro qui laisse le dernier geste de préparation du texte au lecteur muni d’un coupe-papier. Pour Didier Barrière, Francisque Michel fut avant tout, comme l’indique son titre, un bibliomane, un grand amateur du livre imprimé, et vu de cette perspective, c’est tout un pan révélateur de ce personnage méconnu qui se dégage.
Petit rappel des faits: né en 1809, mort soixante-dix-huit ans plus tard, contemporain de Paulin Paris, Achille Jubinal et Antoine Le Roux de Lincy, Francisque Michel figure parmi la génération des premiers médiévistes français dont le travail de défrichement et de publication établira les bases textuelles (pas toujours reconnues par la suite) qui permettront et provoqueront la deuxième phase de philologie “scientifique,” à l’allemande, entreprise à l’initiative de Gaston Paris et de Paul Meyer dans la deuxième moitié du siècle. Avant tout, c’est à Francisque Michel, philologue pionnier, que l’on doit et le titre “La Chanson de Roland” et la redécouverte en 1835 à Oxford du manuscrit contenant la version canonique de cette épopée. Sans oublier les dizaines d’autres textes médiévaux dont il a fourni la première version imprimée dans les années 1830 et 1840.
Orgueilleux, irascible, prétentieux, pédant—on connaissait déjà les défauts de cet homme singulier, outsider perpétuel pour qui douze années de projets de publication personnels séparent l’obtention de son baccalauréat de celle de sa licence. Barrière allonge la liste. C’était un pédagogue incapable dont les étudiants fuyaient les cours. C’était un homme intellectuellement et émotionnellement déboussolé par une enfance chaotique dont le caractère scandaleux a resurgi de façon presque zolienne dans le comportement violent de son fils (prénommé Roland!) envers sa femme. Surtout, c’était un “déversoir d’érudition” (72), souffrant d’une “incoercible boulimie textuelle qui le poussait à [. . .] rechercher en permanence de nouveaux documents sur n’importe quel sujet” (80). Il a beau avoir consacré des études à des sujets aussi variés que la fabrication et l’usage des étoffes au Moyen Âge, l’argot, le Canada français, l’histoire des rapports franco-écossais, les “races maudites” (comprendre les exclus ethniques) européennes; “aucune de ses études imprimées ne peut être qualifiée de livre[, c]ar il ne savait pas faire un livre, du moins au sens intellectuel du mot” (69). Michel fournissait plutôt des dossiers de travail pour de futurs historiens désireux de s’aventurer dans cette “avalanche de faits et d’exemples bruts” (69). D’autres y ont vu une ethnographie avant la lettre; Barrière n’en est pas si sûr, car “il ne faudrait pas aller trop loin dans la réhabilitation du personnage” (85).
Quel intérêt alors recèle cette figure? Sans jamais les énumérer explicitement, Barrière évoque deux ou trois raisons majeures, éparpillées parmi cinq chapitres de longueur fort inégale, pour tirer de l’obscurité la carrière de cet homme méconnu. D’abord, Michel, membre précoce du cercle de Charles Nodier, était l’élève et le correspondant espiègle du romancier bibliothécaire de l’Arsenal et, semblerait-il, parfois même l’initiateur d’idées reprises par celui-ci. Sous l’inspiration de notions en vogue dans le salon animé par son maître, Michel a publié de courts textes qui avaient valeur de “manifestes” (22), précoces dans leurs observations sur le romantisme ou la langue de Rabelais ou de Lesage et qui devaient être reformulées ensuite sans attribution par le conteur de l’Arsenal lui-même. Il reste “l’un des membres les plus curieux, les plus complexes de ce qu’on peut appeler la catégorie des enfants bâtards de Nodier” (62).
Deuxièmement, se trouvant en quelque sorte piégé entre ses pulsions créatrices et son incapacité d’écrire des oeuvres artistiquement lisibles, ainsi qu’entre sa bibliomanie et son manque perpétuel de moyens, le Michel des années 1830 et 1840 se serait mis à ses vastes projets de publication afin de se procurer une monnaie d’échange—à savoir des exemples gratuits de ses propres livres—lui permettant d’acquérir par le troc de précieux titres imprimés circulant parmi ses amis et associés bibliophiles. Voilà une conclusion surprenante étayée pourtant par de nombreuses preuves circonstancielles très hautes en couleurs.
Troisièmement, Michel était avant tout autre chose un bibliophile, un amoureux du livre imprimé (“la plupart de ses livres étaient des chefs-d’oeuvre typographiques” [87]), doté comme il se devait d’une écriture manuscrite approchant la calligraphie. Qui a pu lire la correspondance manuscrite de Michel confirmera. Homme de réseaux exerçant son “apostolat de l’édition” (88), ce médiéviste hyperactif aurait réussi à faire acquérir par les grandes bibliothèques françaises de riches collections de textes originaux provenant de ses multiples contacts étrangers.
Didier Barrière nous présente un livre minutieusement fouillé jetant une lumière souvent fascinante sur un personnage resté trop longtemps à l’ombre. À condition de ne pas s’attendre à un traitement académique classique, on peut bien s’informer dans ces pages. Cerise sur le gâteau, est reproduit en annexe un court texte de 1864 vantant en détail les mérites du Musée Britannique au détriment de la Bibliothèque impériale à Paris.