Thériault on De Calan (2017)
De Calan, Ronan. La Littérature pure: histoire d’un déclassement. Cerf, 2017, pp. 214, ISBN 978-2-204-12305-1
En se donnant pour objectif, dans le présent essai, de retracer l’histoire de la littérature pure, Ronan de Calan se propose par le fait même de reconstituer la généalogie de la doxa lettrée et du canon académique qui ont contribué à façonner l’idéal de pureté littéraire tout au long de la modernité et qui continuent encore aujourd’hui, selon lui, à déterminer certains tropismes “aristocratiques” de la critique. Il cherche plus précisément à reconsidérer cette double histoire, littéraire et critique, à la lumière d’une sociologie informée par les principales contributions de Jean-Paul Sartre sur le sujet. Le dialogue empathique qu’il engage avec le texte sartrien, en commentant de nombreux passages de Qu’est-ce que la littérature?, de L’Idiot de la famille et des études sur Baudelaire et Mallarmé, mobilise la plus grande partie de l’ouvrage et incline l’ensemble du propos sans toutefois l’y réduire ni le faire verser dans l’hagiographie ou la vaine polémique vers un objectif de réhabilitation. Contre le Pierre Bourdieu des Règles de l’art qui aurait non pas réfuté, mais plus radicalement “annulé” Sartre (18), il s’agit de montrer que le philosophe n’est pas seulement “l’un de nos meilleurs historiographes de la littérature pure” (14), mais encore “l’un des meilleurs passeurs aujourd’hui d’une sociologie critique de la littérature” (21).
Dans la foulée de l’introduction, le premier des cinq chapitres, le plus élaboré sur le plan théorique, s’inscrit expressément dans cette visée. De Calan y fait valoir ce qu’il conçoit comme la vertu critique de l’analyse sartrienne. Une vertu plus exactement dialectique qui permettrait de pallier les insuffisances de la “science des œuvres” bourdieusienne. La différence entre Sartre et Bourdieu résiderait dans leur appréciation des types d’autonomie impliqués dans ce phénomène. La faiblesse du modèle bourdieusien dériverait du fait qu’il survaloriserait à tort l’autonomie “réflexive” de la littérature pure, c’est-à-dire l’indépendance revendiquée par les écrivains eux-mêmes. Cette survalorisation conduirait le sociologue à reproduire, plutôt qu’à expliquer, le point de vue puriste, tel qu’il a été déterminé par les “grands écrivains” “nomothètes” du XIXe siècle et tel qu’il sera plus tard consolidé par la critique esthète. Cette objection (qu’il est d’ailleurs assez fréquent d’opposer à la théorie bourdieusienne, et qu’il aurait sans doute été possible de référencer plus précisément aux débats actuels, sans trop heurter l’allure “essayistique,” d’une réelle élégance, de l’argumentation) aurait été prévenue par l’analyse de Sartre. Celle-ci rendrait mieux compte de l’origine et de l’extraordinaire longévité institutionnelle de la revendication de la pureté littéraire en ce qu’elle ne perdrait pas de vue les relations, ”objectives,” qui lient la littérature pure, en tant que sous-champ, aux pouvoirs économiques et politiques. Cette approche dialectique inviterait ainsi à reconnaître dans les prétentions à l’autonomie cultivées par les tenants de la littérature pure l’expression d’une aspiration sociologique fondamentale: celle d’écrivains désireux avant toute chose de se déclasser par le haut, en rejetant le monde artistique et axiologique du peuple et, plus passionnément encore, celui de la bourgeoisie, dont ils sont en grande majorité issus.
Figuration par excellence de la distinction littéraire, l’ethos aristocratique apparaît comme le plus pur ou impur produit de cette aspiration. De Calan, au deuxième chapitre de l’ouvrage, rappelle les principales manifestations, qu’elles soient textuelles, comme l’écriture artiste, ou sociales, comme le dandysme, à travers lesquelles se réalise dans la seconde partie du XIXe siècle cette identité hautaine et chargée de négativité, de même que les diverses stratégies de légitimation dont elle se soutient, notamment son affiliation fantasmatique au romantisme, modèle d’une noblesse littéraire d’autant plus fascinant, pour la génération de 1848, qu’historiquement périmé. Sous le titre “Le public réinventé,” le troisième chapitre revient sur l’évolution paradoxale qui a conduit la littérature pure à élargir l’orbe de son lectorat à cette même bourgeoisie honnie par elle, jusqu’à induire son nomos et servir de spiritualité de compensation à la frange la plus instruite de cette classe. C’est sans doute ici que le commentaire offert par de Calan se révèle le plus précieux, en ponctuant et faisant salutairement respirer certaines pages de L’Idiot de la famille tout aussi denses et spéculatives que stimulantes. Le quatrième chapitre éclaire d’autres aspects de l’intégration de la littérature pure par la bourgeoisie, dans le contexte du XXe siècle et par référence à une schématisation de Qu’est-ce que la littérature? structurée autour de trois figures générationnelles d’écrivain avant-gardiste.
Le cinquième et dernier chapitre ne prolonge pas la lecture de Sartre mais s’inspire de son approche dialectique pour considérer la “physiologie sociale” de la critique moderne. Il donne lieu à une synthèse particulièrement étoffée, qui emprunte aussi bien à La Physiologie de la critique d’Albert Thibaudet qu’aux travaux récents de William Marx, et qui souligne les moments charnières du développement de la critique pure: depuis son affirmation dans la seconde moitié du XIXe siècle, où, assimilée à l’art du “créateur,” elle doit rivaliser avec les critiques du journaliste et du professeur, jusqu’à son plein épanouissement au XXe siècle, alors qu’accommodée à la culture académique, elle acquiert une identité et une légitimité plus nettement théoriques, à la faveur du tournant formaliste des années 1920 puis de la “nouvelle critique” des années 1960. C’est au fil de cette évolution que la littérature pure, de mythe d’écrivain, se serait métamorphosée en un mythe universitaire ayant trouvé son expression achevée dans les ambitions des entreprises théoriciennes d’inspiration structuraliste. La plupart de ces ambitions ne faisant plus guère chanter, le projet d’une science de la littérature ayant fait long feu, la critique contemporaine serait-elle quitte du mythe de la pureté littéraire? De Calan suggère qu’il survit de manière au moins résiduelle et négative dans les déplorations des universitaires qui, depuis une vingtaine d’années, s’accordent pour déclarer la “mort” ou la “fin” de la littérature et qui, ce faisant, trahiraient surtout leur difficulté à reconnaître la caducité institutionnelle et épistémologique d’un ordre littéraire qui, pendant quelques décennies, en ayant consacré le principe de pureté sous le motif pour ainsi dire entéléchique d’un formalisme à la fois théorique et artiste, avait aussi consacré le règne de la critique.