Laberge on Girardin (2021)

Girardin, Marina. La mort écrite de Flaubert. Nécrologies. Honoré Champion, 2021, pp. 463, ISBN  978-2745354631  

Beaucoup d’écrivains tombent dans l’oubli peu après leur décès, tandis que d’autres  connaissent une gloire posthume, plus ou moins égale à celle connue de leur vivant. Sociologiquement, un point nodal de cette consécration et du processus de mémorialisation d’un personnage public serait de mesurer, quantitativement et qualitativement, le retentissement de l’annonce de leur décès: souvenons-nous par exemple du million de Parisiens qui rendît hommage à Victor Hugo quelques jours après sa disparition. Par l’abondance des textes retrouvés et retranscrits dans leur intégralité (près d’une centaine d’articles, pratiquement tous datés de 1880), un ouvrage comme La mort écrite de Flaubert permet de créer rigoureusement un tel inventaire pour Gustave Flaubert. Le titre de l’ouvrage, concis et précis, n’est en réalité que la pointe de l’iceberg; il s’agit en fait d’un ouvrage biographique mais aussi sociologique sur l’auteur de Madame Bovary et sa place dans son siècle. Cette mort écrite de Flaubert à laquelle fait allusion le titre, ce sont des hommages et des nécrologies rendues à l’écrivain au lendemain de son décès dans les journaux et les chroniques. L’originalité des romans de Flaubert a été soulignée par ses contemporains de son vivant, et par la suite. Mais ces notices nécrologiques apportent des témoignages tangibles de ses proches, ceux qui l'ont rencontré ou côtoyé. Ces différents hommages doivent être perçus comme des témoignages, sur l'homme et/ou sur ses œuvres. En ce sens, la nécrologie devrait être considérée comme étant beaucoup plus qu'un sous-genre littéraire.

Dans le cas de Flaubert, ces reconnaissances ont ceci de particulier que l’image de ce romancier reclus et parfois perçu comme étant misanthrope était inconnue du grand public. Jamais sa photo n’avait été publiée de son vivant : il ne se laisse jamais portraiturer; et, en dehors de ses intimes, nul ne le peut approcher, écrivait son ami Guy de Maupassant (438). Cette nécrologie substantielle rédigée par l'ami Maupassant est d'ailleurs retranscrite intégralement dans le présent recueil. Prises ensemble, ces nécrologies ne sont pas destinées à magnifier Flaubert ou à le transformer en un héros littéraire; mais celles-ci réussissent néanmoins à le décrire, à l'humaniser et à faire découvrir sa personnalité auprès d'un large public qui, dans bien des cas, n'en connaissait que le nom et les titres de certains de ses romans parus sous forme de feuilletons.

 

D’emblée, le texte introductif de Marina Girardin formule une définition simple de la nécrologie, se voulant un discours à caractère biographique suscité à l’occasion d’un décès (16). Presque unanimement, Flaubert a été présenté par ses contemporains comme un héros, un roc, un incorruptible, sous les traits d’un être épris d’absolu (17). Les superlatifs, les étiquettes et les positionnements abondent quant à sa vocation: Flaubert a fait de la littérature une véritable religion” (17). Girardin note que ces nécrologies ont contribué à la constitution d’un nouveau mythe littéraire, c’est-à-dire d’une figure aussi inédite que fondatrice: l’écrivain pur” (27). C'est une des forces de ce recueil qui exemplifie ce point tournant dans l'histoire littéraire du 19e siècle français. En outre, l’écrivain rouennais était riche d’une vaste culture: Flaubert, en effet, savait tout (28). Figure plurielle, Flaubert était tout à la fois un écrivain en sacerdoce (entièrement dédié à sa création), omniscient (d’une érudition sans limite) et un sacrifié (notamment par les attaques et le procès à son endroit). Et subitement,un matin, la littérature l’a foudroyé (29).

Selon Girardin, la nécrologie flaubertienne fut abondante et généreuse; pour le lecteur d’aujourd’hui, elle restera instructive, éloquente et surtout révélatrice d’un siècle relativement éloigné de nos coutumes. Voici quelques extraits tirés de différents hommages funèbres, apportés sans contextualisation. Différents portraits sont donnés, d’un style parfois métonymique, pour forcer l’image : Au physique, Flaubert représentait exactement un officier de cavalerie en retraite (58). Les témoignages admiratifs de ses proches rappellent sa méticulosité au moment de l’écriture: chaque phrase était longuement méditée, réfléchie, relue et sans cesse rectifiée. Voulant vérifier tous les sens possibles d’un mot qu’il voulait inclure dans un prochain roman, Flaubert se rendait fréquemment à la Bibliothèque nationale pour consulter les dictionnaires, et le commentaire paru dans Le Figaro ajoute qu’auprès des bibliothécaires, On le connaissait bien ! (60).

Au fil des souvenirs et des anecdotes racontés par ceux qui l’ont côtoyé de près et qui se remémorent l’écrivain et l’ami cher, on trouve de nombreuses réflexions typiques ou des extraits de conversions réelles qui témoignent directement et presque verbalement de la fulgurance de l’esprit flaubertien. C’est un apport assez unique du présent ouvrage, qui permet de restituer de véritables dialogues. Ainsi, à l’époque où il préparait Bouvard et Pécuchet, roman satyrique sur la sottise, Flaubert demandait à ses proches des exemples pour nourrir son propos : Quand vous rencontrez dans vos lectures une bonne bêtise, envoyez-la moi; j’en fais collection ( 294). Le recueil se clôt par deux longs hommages sous la plume de Guy de Maupassant, qui insiste sur la passion de Flaubert pour l’écriture bien sentie et méticuleuse : Pour lui, la forme, c’était l’œuvre elle-même (439).

Incontestablement, La mort écrite de Flaubert offre un aperçu saisissant de cette figure d’écrivain national, considéré comme étant un garant de toute une morale collective, tout comme Émile Zola, dont le témoignage ému est aussi inclus. Il ne faudrait toutefois pas voir ce recueil comme une simple succession d’anecdotes anodines; les témoignages contenus pourront inspirer des études doctorales sur Flaubert et, ultimement, toute recherche centrée sur la figure de l'écrivain pur au dix-neuvième siècle français. La préface, les notices et les amples notes en bas de page de Girardin combleront le dix-neuvièmiste le plus exigeant. On peut ici parler de travail exhaustif, d’ouvrage de référence; une nécessité pour les bibliothèques publiques. Et pas besoin de connaître l’auteur de L’Éducation sentimentale pour apprécier ce recueil étoffé; celui-ci constituera en soi une excellente initiation à l’univers flaubertien. Girardin ne traite évidemment pas de tous ses livres, ni d’œuvres tardives comme Salammbô, dont les nouvelles rééditions se multiplient. Par cette étude originale, vivante et exhaustive, Marina Girardin ajoute des éléments de corpus indispensables aux études flaubertiennes. On se réjouit d'y découvrir tant de textes inédits, dont l'existence nous était même insoupçonnable.