Burston on Julliot (2023)

Julliot, Caroline. Monte-Cristo, le procès!, CNRS Éditions, 2023, pp. x + 280, ISBN 2271139759

Publiée dans la collection “Les Décalés” aux éditions du CNRS, maison d’accueil des titres “surprenants, inventifs, pertinemment en décalage par le sujet, le corpus, la méthodologie, la boîte à outils théorique, les formes d’écriture, avec la norme académique,” dans son livre Monte-Cristo, le procès! Caroline Julliot se fraye un chemin dans l’immense corpus dumasien et dans la législation contemporaine à l’intrigue du Comte de Monte-Cristo pour imaginer le procès d’Edmond Dantès.

Proposant un pas de côté par rapport à la critique de cette œuvre canonique, ce livre-procès—se camouflant en tribunal avec des chapitres-sessions (“Audience préliminaire,” “Première session” etc.)—est unique en son genre. On y apprend que les personnages de fiction ne sont pas à l’abri de la justice, même Dantès, ce hors-la-loi par excellence. Mais un tel procès nécessite un effort collectif. C’est pourquoi, en le désignant comme “juge suprême,” Julliot invite son lecteur à rendre son verdict sur le cas de vengeance le plus célèbre de l’histoire littéraire. Dès l’Exorde, il nous est rappelé que lire, c’est juger. Ainsi, quiconque ayant lu Le Comte de Monte-Cristo est en mesure de participer à ce projet de mise en justice: une démarche démocratique, donc, qui préfère le collectif et l’hypothèse à la critique autoritaire et trop sûre de sa véracité.

L’objectif est clairement décrit dans ces premières pages: il s’agit d’établir dans quelle mesure les actes de vengeance du héros de Dumas sont juridiquement ou moralement condamnables selon la loi des hommes, la loi du talion ou encore la loi de Dieu. Pour cela, dans un premier temps sont mis en lumière les écarts entre le mythe de Monte-Cristo—créé, en partie, à l’écran avec des productions télévisées, telle Once Upon a Time, ou cinématographiques, telle V for Vendetta—et la réalité, plus sombre, du roman. Il en résulte un premier constat qui est celui d’une oscillation permanente chez Dumas entre ce mythe du héros à la recherche de la justice et sa “démystification démocratique […] qui rend le roman moderne, ambigu et fascinant” (22).

Ensuite, pour légitimer cette entreprise, Julliot se pose la question du genre. Se demander s’il s’agit d’un roman populaire, et redéfinir celui-ci au passage, permet de montrer ce que le lecteur se voit interdire (la possibilité de remettre en question “la légitimité totale et absolue” du héros) dès l’attribution de cette étiquette. Ainsi, ce n’est pas seulement un personnage qui est jugé, mais un acte de lecture réducteur.

C’est lors des quatre sessions du procès, racontées dans les quatre chapitres principaux du livre, que l’intrigue du roman et la vengeance monumentale de Dantès sont mises à l’épreuve des différentes justices. Dans une première session, Julliot nous invite à imaginer l’accusé comparaître devant un tribunal classique afin de comprendre comment ses crimes littéraires auraient été interprétés par le Code pénal français de l’époque. En s’appuyant sur le livre d’un autre investigateur littéraire, Maurice Garçon, Plaidoyers chimériques, paru en 1954, Julliot montre qu’il n’est pas plus aisé de déterminer la culpabilité d’un accusé dans une œuvre de fiction que dans les cours d’assises réelles: le jugement de l’auteur sur son personnage n’étant pas transparent, le lien affectif qui se noue entre le lecteur et un héros étant bien plus intime que celui qui unit un avocat à son client, et enfin, le narrateur, bien qu’omniscient, n’étant pas tenu de dire “la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.”

Ensuite, sera passée en revue la loi du talion, cet archaïque droit à la vengeance permettant à celui qui l’applique de blesser la personne qui l’a blessé. Ce deuxième chapitre, décrivant méticuleusement les origines du talion (dans le code babylonien) jusqu’à son infiltration de l’imaginaire occidental (à travers, notamment, l’Ancien Testament) est particulièrement probant, notamment car c’est alors que nous voyons le corpus s’élargir à d’autres cas de vengeance romantisés dans des œuvres contemporaines à Monte-Cristo (certains de la plume de Dumas, d’autres de Mérimée, de Balzac, etc.). Le constat de Julliot est le suivant: “les méchants du roman [de Dumas] tombent pour des crimes qui n’ont rien à voir avec l’offense originale” (150) (sans oublier que la vengeance de Dantès s’étend bien au-delà de l’acte de dénonciation de Danglars, détruisant jusqu’à la progéniture de ses ennemis), or le talion s’applique non pas aux conséquences mais aux actions intentées. Ainsi, la loi du talion n’est pas plus à même de juger cette vengeance déployée sur plusieurs décennies et plusieurs générations et c’est alors que l’attention de l’autrice se tourne vers la loi divine.

Il ne s’agit pas là d’une longue diatribe sur la métaphysique, mais d’une plongée fascinante dans “les mécanismes psychologiques qui déterminent la foi des personnages” (179). Celle-ci, loin d’être stable, évolue au fil des péripéties et c’est cette “plasticité de la conscience morale” (190), et la question de la fiabilité du héros et de l’abbé Faria qui passent sous le microscope de l’auteur. En conclusion, dans l’ultime session (plus courte que les trois précédentes) on apprend qu’il n’y a pas de voix divine dans une œuvre de fiction plus à même de contrôler le destin des personnages que la volonté suprême de l’auteur. C’est sur ce point que notre juge propose de conclure: “La providence dumasienne, dans son infinie bonté, a bien voulu que Monte-Cristo ne soit pas écrasé par sa vengeance; et même, qu’il puisse la dépasser” (258).

Mon verdict ne s’occupe pas du sort de Dantès mais de l’expérience critique qu’offre cet ouvrage non-conventionnelle. Si certains risquent de condamner l’emploi de l’écriture inclusive ou l’approche trop innovante, il ne s’agit pas là d’un divertissement de lettré destiné à un cercle réduit de lecteurs avisés. En effet, trahissant une maîtrise infaillible des ressources du droit et de la morale ainsi que de la critique littéraire générale et dumasienne, Julliot réussit ce tour de force de produire un ouvrage critique pleinement interdisciplinaire qui invoque la participation active du lecteur mais aussi des personnages de fiction. Ainsi, Julliot qui marie une carrière de professeure de littérature à celle de grande enquêtrice pour le réseau Intercripol (Internationale de la critique policière), imagine, en plus du procès intenté au comte de Monte-Cristo, de nouvelles voies à la critique littéraire.

Emma Burston
College of the Holy Cross
52.3-4