Petit-Rasselle on Gribaudi (2014)
Gribaudi, Maurizio. Paris ville ouvrière. Une histoire occultée (1789–1848). La Découverte, 2014, pp. 445, ISBN 978-2-7071-6700-2
Gribaudi, Maurizio. Paris ville ouvrière. Une histoire occultée (1789–1848). La Découverte, 2014, pp. 445, ISBN 978-2-7071-6700-2
Roxane Petit-Rasselle, West Chester University of Pennsylvania
Après la Révolution de 1789, une population généralement aisée investit progressivement l’ouest parisien. Avec ses boulevards, sa floraison de cafés, de restaurants, de théâtres et de salles de bal, celui-ci projette l’image d’une modernité nouvelle et souriante. L’activité industrielle, commerciale et culturelle de l’ouest suscite l’enthousiasme général, éclipsant les bouleversements non moins importants des quartiers est et nord-est de la ville. L’étude de Gribaudi a pour objectif premier de combler “les angles morts béants” (10) laissés par les historiens, en reconstituant le dynamisme du Paris populaire.
La première partie examine les stéréotypes des quartiers ouvriers et des figures sociales, élaborés par le milieu bourgeois, le monde savant et l’administration. Variant au fil du temps et selon les perspectives, ces représentations sont loin d’illustrer les espaces et leurs pratiques: elles en brouillent les traits et connaissent un durcissement progressif. Ainsi, elles les envisagent selon une approche pathologique ou les dépeignent dans les thématiques des ruines, du champêtre, du pittoresque, du suranné et du folklore. Les Trois Glorieuses, l’entrée des ouvriers sur la scène politique et l’épidémie de choléra entraînent une rupture. Les jeunes romantiques et les autorités imposent un regard gothique, les premiers cherchant à déceler les traces du passé tout en ignorant le réel et le tissu social de la ville, les seconds se concentrant sur les vestiges médiévaux afin de ralentir la fuite de la bourgeoisie vers l’ouest. Le glissement idéologique de 1835 entraîne de nouvelles représentations, comme avec l’association entre l’ouvrier prétendument dépravé et l’insalubrité urbaine, ou bien avec les visions misérabilistes exprimées dans la littérature, les estampes et les ouvrages à sensibilité socialiste, ou encore avec des caricatures dont l’effet est réducteur.
La deuxième partie jette la lumière sur les pratiques du centre. À l’inverse des conclusions actuelles, Gribaudi montre que la ville ne s’est pas déplacée vers l’ouest, mais qu’elle s’est d’abord développée dans les vieux quartiers. En effet, la confiscation de biens, leur morcellement et leur vente après la Révolution offrent des espaces vacants, absorbant la population immigrée, et reconvertis en industries nouvelles. La ville connaît peu à peu une “industrialisation organique” (166) consistant au recyclage des déchets urbains, auquel contribuent les activités chimiques et les innovations mécaniques. Au cœur d’un bâti toujours plus dense et labyrinthique, l’artisanat industriel parisien se mue en une “fabrique collective” (178) à ciel ouvert. Les activités s’y complémentent et les liens s’y tissent, produisant de nouvelles formes de solidarité et une “montée vers la politique” (241) qui inquiète les autorités.
La dernière partie observe la maturation de la réflexion politique dans les quartiers populaires qui passe par les guinguettes et les goguettes, mais aussi par la Franc-maçonnerie et les sociétés de secours, toutes situées localement. “Caisses de résonance du malaise ouvrier” (265), ces dernières se muent en mouvement politique, opposant pour la première fois ouvriers et maîtres tout en organisant diverses coalitions et grèves. Aussi, la prise de conscience populaire dans un centre-ville devenu “l’espace du possible” (286) amène-t-elle aux Trois Glorieuses, grâce auxquelles les ouvriers découvrent leur force commune. Ils s’organisent en associations, leurs luttes deviennent progressivement plus efficaces, mais aussi plus violentes sous l’influence des Républicains, transformant leur espace en lieu de revendication et de combats entre 1830 et 1834. Le mouvement, un temps pacifié, développe sa propre rhétorique basée sur un savoir empirique et propagée par la presse ouvrière. Plus ordonné, il innove les grèves généralisées, lesquelles relancent le débat sur la condition ouvrière auprès des bourgeois. Les réponses théoriques et pré-établies du social rendues par les économistes et les politiciens, le rejet du paternalisme, le désir d’être entendu comme interlocuteur à part égale, alliés à la radicalisation des ouvriers lors des bousculades de 1840 amènent à la Révolution de 1848. Ainsi, l’évolution politique ouvrière ne provient pas d’un projet mûri dans les hautes sphères de la société: elle naît au centre-ville.
Précise, bien écrite, solidement documentée, cette étude est convaincante et passionnante. Elle dévoile des discours de tout bord, des spéculations, des alliances entre bourgeois, savants et administrateurs, et des manœuvres politiques et militaires. Enfin, elle rend vivante la vie de quartier, sa culture, ses réseaux et sa solidarité. Avec humilité, Gribaudi va souvent à contre-courant, en soutenant par exemple que la prise de conscience politique et sociale ouvrière existe dès 1810. Il prouve aussi que les Trois Glorieuses sont une révolution ouvrière à l’instar de celle de 1848. D’ailleurs, Gribaudi montre que toutes deux découlent des mêmes tensions politiques nées des quartiers populaires. Écrite pour un public pluridisciplinaire, cette étude lève le voile sur la modernité du monde ouvrier, trop souvent occultée par celles des Boulevards, et situe les germes de l’Haussmannisation.