Fortin-Choquette and Irvine on Resal and Allorant, editors (2017)
Resal, Jacques, et Pierre Allorant, éditeurs. La Demeure de l’ambition: l’ascension d’une famille bourgeoise vue à travers les lettres des femmes (1814–1914). PU de Limoges, 2017, pp. 445, ISBN 978-2-84287-749-1
De génération en génération, la tradition épistolaire des femmes de la famille Ballard-Berthot-Resal se poursuit. Elle met en évidence la sollicitude, le dévouement et la tendresse de ces mères de famille, ainsi que leurs intérêts et préoccupations. Jacques Resal et Pierre Allorant, les éditeurs de la correspondance, sont également des descendants de cette famille qui a heureusement su conserver ces lettres remarquables, à l’encontre de la tendance bien plus répandue de détruire ou de “perdre” les lettres de femmes, surtout celles des femmes dites “ordinaires.” Resal et Allorant publient cet ouvrage afin de mettre en évidence un siècle de comportements sociaux et familiaux. L’intérêt de ces lettres est donc aussi anthropologique que littéraire. Ni artistes ni mondaines, elles offrent un aperçu de la réalité féminine pour des femmes de la classe moyenne. Il s’agit d’un véritable témoignage sur la condition féminine en France et d’un exemple du rôle que les lettres peuvent jouer dans la construction d’une identité familiale. Après une introduction accompagnée d’un tableau généalogique et d’un tableau de repères historiques, on plonge in medias res dans l’histoire de la famille. On suit Ursule, sa fille Louise, sa petite-fille Gabrielle et son arrière-petite-fille par alliance, Julie, à travers leurs correspondances. L’ouvrage permet par conséquent d’explorer le choc des générations et de suivre la mouvance de la vie familiale de 1814 à 1914.
Les lettres d’Ursule, la matriarche, s’étendent de 1814 à 1841. On y perçoit l’amour constant et patient qu’elle porte à son mari médecin, qui participe à la guerre en Espagne sous le règne napoléonien. Ces lettres témoignent aussi de son dévouement pour ses enfants, des efforts que requiert l’éducation de ses fils et de son travail acharné à maintenir le rythme de la vie familiale. Son agacement pour la lenteur de son fils aîné, James, à répondre aux lettres de sa pauvre mère, est un thème si récurrent que cela en devient presque cocasse. À l’occasion, on perçoit un univers de châteaux et de soirées où l’on rencontre “tout ce qu’on pouvait voir de joli au monde” et où l’on danse jusqu’à cinq heures du matin (104), mais plus fréquents sont les soucis financiers, les maladies, les mariages arrangés, la guerre et le mal du pays. Les lettres d’Ursule témoignent de sa tolérance, de sa dévotion et de son égard envers les siens.
Les lettres qui suivent, de sa fille Louise, s’étendent de 1843 à 1876. De l’adolescente innocente, en adoration devant son frère aîné James, Louise se transforme rapidement en une matriarche digne de sa mère. Tout comme Ursule, elle tient le fort quand son mari est absent (Eugène Berthot partira plus de trois ans en Guadeloupe). Elle aussi se consacre à l’éducation de ses enfants, à la gestion des ouvriers et aux soins de ses proches lorsque la maladie les assaille. Le tout est écrit d’une plume magnifique. Louise est visiblement très cultivée (la mention de ses lectures en témoigne) mais ne se laisse pas éblouir par les mondanités de l’époque. Son honnêteté et sa modestie font d’elle une personne sincère et bienveillante. Notamment, le soutien constant qu’elle offre à son mari et la tendresse avec laquelle elle lui écrit religieusement ajoutent de la chaleur à leur dure réalité: “Ne crois pas, par ce que je te dis là, que l’ambition me tourmente, je t’aimerai également de quelque manière que tu reviennes” (163). En l’absence de son mari, elle tient les rênes du clan familial, jouissant ainsi d’une certaine liberté.
Nous découvrons ensuite le parcours de Gabrielle, fille de Louise, de 1887 à 1911, à travers les lettres qu’elle envoie à son fils cadet Eugène. Il s’agit de la section la plus longue du volume et il y est question, entre autres, du feu au Bazar de la Charité, de l’Affaire Dreyfus, de la mort de la reine Victoria et de celle du président Félix Faure. Gabrielle mentionne aussi les personnalités notables qui sont des connaissances de sa famille, par exemple les frères Lumière et Louis Pasteur. Ces lettres nous montrent comment les gens “ordinaires” sont affectés par les grands évènements historiques et comment ils les perçoivent, tout en faisant ressortir la personnalité de l’épistolière, qui se montre très ambitieuse pour ses fils et ses petits-enfants, ses lettres regorgeant d’encouragements et de conseils.
Les lettres de Julie, femme d’Eugène, ont un ton tout à fait différent. Elle décrit les fêtes auxquelles sa famille participe, le théâtre de société, la pratique du vélo ou du croquet, et est beaucoup moins préoccupée par la réussite scolaire de ses six enfants que ne l’était sa belle-mère. Cette section est la plus courte et les lettres s’étendent seulement sur une durée de sept ans (1907–14), en comparaison avec une période de vingt-quatre ans pour les lettres de Gabrielle, de trente-trois ans pour celles de Louise et de vingt-sept ans pour celles d’Ursule.
Les éditeurs nous offrent une sélection des lettres dont ils ont hérité, choisies sur la base de l’intérêt qu’elles auront, selon eux, pour les lecteurs modernes. Le pari est en général réussi. Le lecteur regrettera parfois de laisser une correspondante pour passer à la suivante dans des transitions abruptes qui le laisse sur sa faim. La lecture de La Demeure de l’ambition offre un point de vue inédit sur le quotidien des femmes de la bourgeoisie française dans le courant du long XIXe siècle. Leur émancipation par obligation (lorsque leur mari est absent) est présentée comme étant la manifestation d’un féminisme bourgeonnant. Somme toute, les lettres des femmes de la famille Ballard-Berthot-Resal contribuent à créer une identité familiale et permettent aux lecteurs contemporains de réévaluer la condition féminine de l’époque, y compris ses pratiques épistolières.