El Kettani on Thomson (2021)

Thomson, Clive. On croit comprendre le monde avec ça! Entretiens mémoriels avec Henri Mitterand. Atlande, 2021, pp. 240, ISBN 978-2350306513

Cet ouvrage original est le fruit de la rencontre de deux zoliens hors normes réunis pour offrir aux lecteurs et lectrices un voyage dans le temps où on voit se fabriquer un incontournable universitaire français, des années d’école maternelle aux multiples fonctions universitaires et pédagogiques qu’il occupera tout au long de sa carrière. Ce livre, désormais à valeur testamentaire, offre des images improbables du parrain de la recherche zolienne dans des cours de boxe ou de judo, en accordéoniste ou encore en motard ou en animateur radio publié sous pseudonyme. 

Clive Thomson, zolien canadien bien connu des spécialistes de la correspondance de Zola et des Trois villes et ancien étudiant de Henri Mitterand, nous fait entrer d’emblée dans l’ouvrage par son désir de commémorer son amitié pour l’homme, tout en orientant les échanges vers les années de formation et de cheminement professionnel. Il nous offre ici quatre longs entretiens, une “chronologie des principaux événements de la vie” (131) de son interlocuteur, une bibliographie minutieuse, et une sélection de cinq articles qui témoignent bien de la grande polyvalence du fondateur des études zoliennes. 

Fils de “petites gens” (17), Mitterand incarne un parcours exemplaire du mérite scolaire et du rôle clé que peuvent jouer les enseignants dans le cheminement à long terme de leurs élèves. Ces entretiens sont à quelques reprises de véritables hommages à l’école et aux professeurs, ceux qui ont ouvert à l’élève le monde du savoir, mais aussi ceux qui sur le chemin ont pu lui dire : “Ne restez pas là. Essayez de passer à l’étape supérieure” (112).  Mitterand prendra part lui-même à la conception de manuels scolaires de littérature pour le lycée et restera très attentif aux réformes pédagogiques qui vont suivre et dont plusieurs le laisseront dubitatif, pour le moins.

Les professeurs, ce sont aussi tous ces examinateurs et tous ces collègues, théoriciens de la littérature, philosophes, penseurs divers des sciences humaines, figures mythiques de l’université française du XXe siècle qui vont peu à peu peupler ces échanges. Les confidences de Mitterand sont un portrait, photos à l’appui, de la réflexion sur la littérature dans les universités en France et ailleurs, en Amérique du Nord notamment, de la moitié du XXe siècle à aujourd’hui. 

On y suit, entre autres, la naissance et l’évolution de la recherche zolienne, dénigrée à ses débuts mais devenue peu à peu un champ d’étude ancré dans des maisons d’édition, des centres de recherche et des équipes dynamiques, le tout grâce à Mitterand et à son aptitude à s’entourer d’alliés et de collaborateurs de qualité. Les zoliens seront touchés par la succession des réalisations au fur et à mesure des rencontres et des postes en France, au Canada et aux États-Unis. L’amitié avec Jacques Émile-Zola est évidemment un jalon important dans cette aventure. On assiste à l’“illumination” (38) du contact initial du chercheur avec les manuscrits originaux. La publication des Rougon-Macquart dans la Pléiade est alors la première pierre dans l’édifice de la reconnaissance officielle de l’œuvre zolienne. Plus tard, le séjour régulier d’un semestre tous les deux ans à Toronto offre de nouvelles collaborations et voici ouvert le chantier de la correspondance : une véritable école qui a appris à de multiples jeunes chercheurs, dont Thomson, comme aux plus aguerris, une nouvelle façon de traiter les archives dans des relations de partenariat cruciales à la production des onze volumes des lettres de l’auteur de “J’accuse.” Le poste à Columbia de la fin des années 80 à 2004 offrira, pour sa part, les conditions idéales pour produire l’immense biographie de Zola parue chez Fayard entre 1999 et 2002. Les séjours plus ou moins longs hors France auront mené Mitterand du Nord au Sud et d’Est en Ouest. Partout, il ira essaimant sa passion de Zola, son amour de la littérature et son grand intérêt pour les diverses voies théoriques qui se sont ouvertes peu à peu pour lire le monde et la littérature. Il déplore à ce propos que “l’univers français intellectuel, littéraire, artistique [soit aujourd’hui] placé à l’écart” (116).

Thomson est souvent aussi curieux des lectures qui ont accompagné cette trajectoire singulière. Des livres jeunesse à la quasi-prescription de Proust sur laquelle finit le dernier entretien, Mitterand qui a, entre autres, découvert Zola à l’adolescence, passe d’un usage des œuvres comme prisme pour appréhender le monde“on croit comprendre le monde avec ça,” dira-t-il doncà la lecture-délectation de ses dernières années.

Les cinq articles choisis pour illustrer l’extraordinaire palette d’intérêts de Mitterand portent le premier sur le temps et l’espace dans Germinal à travers la notion bakhtinienne du chronotope et le deuxième sur les mots de Mallarmé et la possibilité d’une exégèse de la poésie mallarméenne via une nécessaire approche holistique de l’œuvre. Le troisième article sélectionné est un lumineux commentaire d’un poème en prose de Charles Péguy lu comme une des grandes déclarations d’amour pour Paris, inconnue cependant et cachée derrière les positions politiques de l’écrivain. C’est un texte sur Les Onze de Pierre Michon qui vient illustrer l’intérêt de Mitterand pour l’extrême contemporain et on y voit le chercheur réfléchir à la pertinence de la notion de roman historique pour parler plutôt, à propos de l’œuvre de Michon, de roman philosophique. Thomson choisira cependant de clore la série des articles par un retour sur le XIXe siècle, flaubertien cette fois, dans une des parutions les plus récentes de Mitterand. On finit donc sur l’observation et la mise en lumière des caractéristiques rythmiques du “phrasé” de Flaubert, un travail sur le texte en soi qui fait écho au dernier entretien dans lequel Mitterand regrettait l’abandon de la littérarité par la recherche contemporaine en littérature.

L’ouvrage de Thomson est une composition d’une grande cohérence où les divers morceaux se recoupent pour offrir un tableau le plus complet de l’homme : sa vie, ses douleurs, sa pensée et ses engagements, mais aussi toute son époque. Pour les dix-neuviémistes et pour les chercheurs en littérature en général, ce livre est un document-témoignage d’une effervescence de la pensée critique, théorique, pédagogique et zolienne des cinquante dernières années.

Soundouss El Kettani
Collège militaire royal du Canada
50.3-4